[Théâtre – Critique] Les Trachiniennes de Sophocle – Mise en scène de Wajdi Mouawad (Trilogie "Des femmes")

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Le théâtre des Amandiers programme l’ambitieuse trilogie de Wajdi Mouawad “Des Femmes”. L’auteur adapte, à l’aide du poète Robert Davreu qui a fait les traductions, trois tragédies de Sophocle : Les Trachiniennes, Electre et Antigone. Ce premier choix thématique, le cycle “Des Femmes“, sera suivi de deux autres cycles :  le cycle “Des héros” (les tragédies Ajax et Oedipe Roi) et le cycle “Des mourants” (les tragédies Philoctète et Oedipe à Colone). Ici, point d’ordre chronologique donc mais un choix thématique. Dans cette première trilogie  “Des Femmes”, où chacune se heurte tantôt à l’amour, tantôt à la justice ou à la vengeance, et où règne une violence profonde, la collaboration de Bertrand Cantat peut surprendre. Certains ont même déjà exprimé leur indignation à faire participer cet homme (dont chacun connaît le passé trouble) à un projet autour de femmes, dont les destins tragiques sont jalonnés de violence et de tristesse.

Pourtant, Bertrand Cantat, à qui Wajdi Mouawad a confié la mise en musique des choeurs, et qui monte sur scène avec ses musiciens pour en constituer le contour physique, est l’élément de qualité de ce premier cycle. Dans Les Trachiniennes, c’est sans conteste les choeurs et Cantat, dont la voix déchirée et déchirante embrasse avec réussite l’atmosphère lourd d’une tragédie, qui relève la qualité d’ensemble d’une pièce un peu décevante, servie par des performances d’acteurs moyennes et une mise en scène qui ne tient pas ses promesses. Mouawad, l’auteur de la remarquable tétralogie Littoral (1999), Incendie (2003), Forêt (2006), Ciels (2009) sur la filiation, l’héritage, la transmission et l’origine est incontournable : Son seul nom déclenche aussitôt excitation et intérêt. Ses Trachiniennes ont pourtant déçu : Une mise en scène trop limitée… Un début prometteur, très “générique cinéma”, où l’entrée des  personnages, bientôt assis et mélangés dans un désordre chaotique, puis recouvert par une bâche en plastique et protégés d’une pluie soudaine, permet d’emblée de comprendre à quel point tout est imbriqué, mêlé et lié… Ce début de qualité n’est hélas qu’un leurre : la suite sera timide. Quelques idées  (musiciens live, miroirs…) viendront jalonner la soirée mais trop de scènes statiques ou d’idées trop convenues et parfois même saugrenues (un linceul recouvert par un coffre qui se soulève pompeusement…) finiront par donner le ton définitif à la pièce : un Mouawad mineur.

Le texte de Sophocle, traduit par Robert Davreu, qui semble donner à la tragédie grecque un abord commun et un peu trop moderne, n’est hélas pas mis en valeur par des comédiens laborieux et en manque d’équilibre : d’une Déjanire (Sylvie Drapeau) un peu fatiguée et trop discrète à un Hyllos, le fils de Déjanire (Samuël Côté), surjoué et qui peine à trouver le ton de son interprétation (désespoir ou colère, indignation ou tristesse), la troupe n’apporte pas le souffle attendu (Les seconds rôles interprétés par Raoul Fernandez -le messager- ou Olivier Constant -Lichas- ne pèsent pas davantage). Pourtant, la tragédie de Sophocle, qu’on préfèrera donc relire, sans être la plus puissante de l’œuvre du dramaturge grecque, est délicieusement tordue : chaque personnage est enfermé dans son erreur et le malentendu va construire fantasmes et peurs et révéler au conscient les plus profondes des angoisses inconscientes. Chez Mouawad, Héraclès, Arlésienne avant l’heure, n’apparaitra jamais que sous les traits de Déjanire pour un final grandiloquent où la bonne idée se transforme en farce clownesque. L’idée subtile de faire interpréter Héraclès, symbole de la virilité et de la puissance par la comédienne qui interprète Déjanire et troubler ainsi la limite entre coupable et victime, entre force et fragilité est totalement gâchée par le costume disgracieux et l’interprétation poussive : Pour faire croire à un Héraclès, on propose au spectateur une actrice portant un casque et une tunique qui dissimule sa féminité et on lui demande de dicter son texte en masculinisant sa voix… pour mieux révéler le mélange des genres et la chute des limites lorsque la comédiennes ôtera son casque et reprendra sa voix de femme, interprétant alors un Héraclès fragile et sensible… Fausse bonne idée : il eut été plus subtil finalement de faire jouer Héraclès par la comédienne qui interprète Déjanire sans la grimer, de manière assumée. Cela eut été davantage provocant…  A l’instar de cet exemple, la pièce entière jongle de maladresses en idées inabouties…

Du 13 au 18 décembre, c’est Bertrand Cantat lui-même qui sera sur scène, interprétant les chœurs, dont il a composé la musique, sur les textes proposés par Mouawad et Davreu. Au delà de la polémique qui a secoué le petit monde du théâtre et des associations de défense des femmes, ce qui intéresse le spectateur, c’est la qualité et la légitimité de Cantat en tant qu’artiste dans cette pièce… Musicalement, les compositions de Cantat apportent modernité à la pièce tout en imprégnant une ambiance tragique en arrière fond. Absolument cohérente, la musique de Cantat plonge dès le début le spectateur dans la gravité pesante du drame. Et que dire de la voix cassée et trouble du chanteur, qui déchire la solennité du moment…  Hélas pour les inconditionnels du chanteur, Bertrand Cantat est victime d’une extinction de voix et c’est une Bande-sonore que nous propose le théâtre, en lieu et place d’une interprétation live. Bertrand Cantat est sur scène, muet, accompagnant les acteurs et c’est la version “studio” qui déroule, laissant le public sceptique et un peu circonspect. Bien que cela ôte en partie l’aspect franc et sincère de la pièce vivante, au profit d’un spectacle un peu artificiel, la performance de Cantat, sa voix et son interprétation, est sans doute la bonne surprise de ces Trachiniennes un peu pâles.

Rick Panegy

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6 thoughts on “[Théâtre – Critique] Les Trachiniennes de Sophocle – Mise en scène de Wajdi Mouawad (Trilogie "Des femmes")

  1. En partie d’accord avec vous mais je trouve que les rôles du message (Fernandez) et Lichas (Constant) apportent une belle présence et force au travail.

    1. Bonjour !
      Merci pour ton commentaire… Nous avons au contraire été surpris par la platitude du jeu du messager, un peu fade et transparent et Lichas, dont le rôle clé de “transfert” aurait pu être signifiant est remisé au second plan, peut-être par une mise en scène un peu artificielle lors de sa scène clé… Mais tous les avis ont le mérite d’être sincère et le tien ainsi à sa juste valeur !
      Rick et Pick

  2. Je serais moins sévère que vous sur les Trachiniennes…Je trouve le jeu de Déjanire plus doux ou subtil que discret. Et le jeu de sa servante superbe. Les habitués des mises en scène de Mouawad sont peut-être décontenancés ou lassés, mais pour ceux qui n’auraient qu’une très faible habitude des tragédies grecques, le texte a le mérite d’être abordable, et la mise en scène sobre ne lui fait pas ombrage….Quant à la voix – quand elle est là- de Cantat, quelle merveille…Merci aux musiciens de nous permettre de nous l’offrir….

    1. Bonjour !
      En effet, nous sommes un peu sévères… mais on a bien l’impression que c’est ce qui nous caractérise 😉 Selon nous, une Déjanire doit davantage marquer l’abattement et l’élan amoureux, à corps perdu.. En revanche, nous avouons ne pas avoir relevé dans notre article que Marie-Eve Perron (Coryphée) était celle qui s’en sortait le mieux (offrant un mélange absolument étrangement sympathique de tragédie grecque à l’accent québécois) mais nous nous le sommes dit en sortant de la représentation en effet !
      Quant à Mouawad, il nous a habitué à des mises plus inventives, plus percutantes…Nous restons sur notre faim… Il est vrai que le texte et la mise en scène ont ce mérite d’être abordables, du coup… mais à trop vulgariser, on en perd l’essence dramatique de la tragédie…
      Et Cantat, nous sommes bien d’accord ! ^^
      Merci pour ton commentaire!
      Rick et Pick

      1. Merci à vous.
        Je ne sais pas si cela se vérifiait ailleurs, mais lorsque j’ai assisté à l’Intégrale -aux Célestins) le public était essentiellement des fan de théâtre – parfois très jeunes – et très amateurs de Mouawad, comparant des détails de mises en scène avec des pièces précédentes.Pour ma part, ayant fui les tragédies théâtrales depuis le lycée (les travaux imposés qu’ils soient sur Antigone ou Phèdre), c’est pour Cantat que je m’y suis rendue. J’avais très peur de m’ennuyer ferme. Et finalement, je n’ai pas vu passer le temps…La musique m’a certainement aidée à me sentir touchée par les personnages, à accepter de me laisser envahir par les tragédies. Rien que pour cela, je remercie Mr Mouawad et Bertrand Cantat. J’aurais bien discuté de la mise en scène mais je ne me sens pas vraiement d’attaque. Et puis j’aurais surtout des questions : Ok pour l’eau comme purification, punition divine, le lait comme soin du corps, ok pour la boue dans Electre. Mais pourquoi des tenues modernes pour les hommes et “anciennes” pour les femmes (les mettre en valeur ? mettre leurs qualités comme à part du temps, contrairement aux hommes (la cruauté, la lacheté comme défauts toujours actuels ?)

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