Le 12 septembre 2012, Luc Bondy ouvrait la saison 20112/2013 du Théâtre de l’Odéon. Fraichement nommé à la tête de ce grand théâtre public, il était attendu au tournant. Son Les beaux jours d’Aranjuez est accueilli par des réactions partagées, victime peut-être de polémique qui suivit la non-reconduction de son prédécesseur à la Direction du Théâtre, Olivier Py. Pourtant, Luc Bondy, c’est plus d’une quarantaine de mises en scène dans les plus grands théâtres et les plus fameux opéras de Paris, de France et du monde entier… Toujours placées sous le signe de l’ambition et de l’exploration, tout en cherchant à altérer les codes classiques sans s’en éloigner, ses mises en scènes allient la sécurité à l’audace. Le Retour, ou cette pièce “polémique” d’Harold Pinter, place une fois de plus le curseur de Bondy sur la tangente : entre malaise et fascination, en équilibre permanent entre le boulevard et le drame, le texte du dramaturge britannique, ici dans une nouvelle traduction de l’écrivain Philippe Djian, continue de faire grincer les dents et de déstabiliser.
Cette histoire d’un retour inattendu, celui d’un fils un peu gauche et renfermé (Teddy, Jérôme Kirsher), dans la maison familiale, tenue fermement par le patriarche Max (Bruno Ganz, énorme de charisme), va provoquer dans ce foyer totalement sans repère comme chez le spectateur un choc émotionnel et sensitif déroutant. Dans ce foyer, hanté par l’absence de l’épouse décédée de Max, le veuf comme les deux enfants restés au foyer avec leur père (Joey, Louis Garrel et Lenny, Micha Lescot) vivent dans un éternel passé, sans cesse rappelé à leur pathétique présent par des propos perdus, dont la portée échappe à leur conscience. Le temps est suspendu dans cette maison, le chaos moral n’a d’égal que le désordre dans lequel vivent ces trois hommes. A côté d’eux, vivant dans un présent tout aussi nébuleux, le frère du patriarche autoritaire (Sam, Pascal Greggory) ère comme un ectoplasme écrasé par les humiliations de la famille. Chacun de ces quatre hommes vit dans le déni, s’est enfermé dans une non-vie car rien ne les y rattache : aucune femme, aucune mère, aucun but… C’est Ruth (Emmanuelle Seigner), la femme du fils Teddy, qui l’accompagne dans ce retour furtif qui va déstabiliser les bases fragiles de l’équilibre familial. A priori de passage pour une nuit, Teddy et Ruth vont se heurter, au delà de la violence de ces hommes esseulés, de leur propos et de leur animalité, à leur propre démon ou leur propre carcan. Teddy, qui semble vouloir prouver, par une fuite en avant mal maitrisée, qu’il n’a pas sombré dans les mêmes ténèbres que les siens, en oublie qu’il en a rencontré d’autres : l’éloignement et la prise de pouvoir de celle qu’il pensait placer dans le rôle de faire-valoir, Ruth, va l’y replonger brusquement. Celle-ci, au passé trouble, rapidement dévoilé, est confrontée à travers la bêtise crasse de ces hommes perdus : le retour de son compagnon dans ce foyer sans flamme va la révéler moins docile et soumise que ce que les oripeaux qu’elle porte à son arrivée laissent supposer.
La mise en scène de Luc Bondy, et la traduction (suffisamment moderne, mais qui laisse la possibilité au texte de se situer dans plusieurs époques) font alterner la pièce entre comédie presque “boulevard” et huis-clos oppressant. Subtilement, les cadres éclatent et les codes se brouillent, imprégnant le théâtre d’une atmosphère provocante. On fume sur scène, on se bouscule, on se violente, on insulte, on humilie ou on crie… Derrière ces touches malsaines, savamment distillées et diluées au milieu d’une pièce volontairement bavarde (quoi de mieux que le mot pour cacher ou fuir ses tourments et ses failles?), l’humour surgit, et les rires éclatent facilement dans la salle, plongeant sans cesse le spectateur dans une alternance d’états perturbante. Sur scène, les lignes sont distendues, tordues, le sol désaxé comme l’âme des personnages… ou des “personnes” comme aime à les définir Luc Bondy. Les pièces sont salles, le garage et la cuisine font partie du salon : les frontières sont floues, comme l’existence de ces spectres farouches et furieux. Leurs vies sont aussi imprécises et brumeuses que la vitre qui sépare le salon/scène du jardin/arrière-scène… Cette même vitre qui marque la frontière entre eux-mêmes et leur avenir ou entre eux-même et leur passé. Car, en effet, cette “tranche” de vie est un moment suspendu, un espace où le temps est arrêté.
Le temps reste parfois suspendu, aussi, dans ces pauses au milieu des dialogues, en écho à cet état flottant des six esprits désertés. Ces pauses ne sont pas des “silences”, comme le souligne encore Luc Bondy, car toujours, pendant ces pauses, les décors vivent, les “personnes” respirent. Ainsi, le récit se poursuit, alors que les dialogues sont en pause, et le sens de ces non-mots est tout aussi fort que ce qui ressemble parfois à de longues logorrhées violentes et vides. A ce titre, la première scène de la pièce est révélatrice : les hommes se succèdent, chacun afféré à ses occupations machinales : personne ne communique, et le temps, dès les premières minutes, est déjà suspendu. Le spectateur prend “en route” cette caravane arrêtée. Ces hommes sont déjà en “pause”.
Et qu’importe les débats, déjà stériles et sans réponse (si ce n’est celle de Pinter lui-même, qui rejetait sans concession l’argument des détracteurs) autour d’une supposée misogynie : le retour, celui d’un frère, celui d’une femme dans un foyer trop masculin, celui d’une mère pour des enfants perdus, et d’une putain pour ces mêmes enfants, adultes, et pour le mari passéiste ; ce retour, c’est aussi un virage sur soi-même, un renvoi à son état, sans cesse questionné, toujours incertain. Femme maltraitée ou utilisée, ou au contraire femme manipulatrice, tout est prétexte à la misogynie. Que Pinter botte en touche en prétextant que Ruth est une “femme libre, complètement indépendante ou responsable (…) maitresse de son destin” importe peu, Luc Bondy, lui, parvient à faire planer l’ombre de Lucian Freud sur ce retour, viscéral, acéré, d’un réalisme brut et fondamental, comme un examen personnel inévitable et tyrannique.
Rick Panegy
Au Théâtre de l’Odéon, du 18 octobre au 23 décembre 2012
Et en tournée au Luxembourg, à Zurich, Toulouse, Nice, Rennes, Grenoble, Milan et Vienne : Voir les dates ici.
Crédits photo : Ruth Walz