Déception. La nouvelle création de Bob Wilson ne parvient pas à créer l’alliage parfait, celui du texte et de la mise en scène. Sa vision de Les Nègres de Jean Genet pêche par trop d’images, écrasant l’extravagance de Genet. Au final, un spectacle plastique mais dont le sens est édulcoré.
Des Nègres haut en couleur – La scène, décors et lumières, répond fidèlement au système Wilson. Aplats de couleurs, minimalisme, lampes, et dénuement. La mise en scène est, elle aussi, conforme aux habitudes du metteur en scène texan : étirement du temps, boucles et répétitions, gestes et sons comme appuis à l’univers plastique. L’image chez Wilson, est au centre de son travail : elle est, habituellement, le pilier qui lui permet de renforcer le propos. Ici, à part appuyer l’idée de transposition des Nègres dans une ambiance de bar jazzy digne de la Nouvelle-Orléans -superbement, comme toujours, Wilson n’a plus rien à prouver de son savoir-faire-, l’image ne reste qu’une surface esthétique, laissant le sens exposé par Jean Genet seulement supporté par le texte. On regrette alors qu’une mise en scène ne soit qu’une illustration, aussi belle soit-elle.
De l’image et des mots – C’est en effet là que le travail de Wilson peine à convaincre : les mots de Genet -déjà difficilement accessibles dans l’œuvre même de l’auteur- sont ici étouffés par l’importance accordée aux images et aux tableaux successifs : quand le texte de Genet n’est pas perturbé par la musique et le saxophone de Dickie Landry, il est mis au second plan, derrière l’image. Wilson ne le nie pas : il travaille d’abord l’image, les mots ne viennent qu’à la fin. Ici, au final, les mots viennent seulement combler ce que l’image ne dit pas. Ils auraient du être, au contraire, le cœur de l’affaire, sublimés par l’harmonie des tableaux (d’ailleurs, n’est-ce pas ici un paradoxe étonnant de tenter l’harmonie avec du Genet… Difficile.)
Le poids de la légèreté – Cet ensemble cabaret, Wilson le veut miroir des espaces : le “tribunal” du public Blanc, l’espace du théâtre où a lieu la représentation des Noirs (des meurtres de femmes Blanches, la trahison par un Noir de sa communauté…), la rue, l’Afrique… Tout est le reflet de l’autre : c’est ici une cohérence ingénieuse, collant au propos de Genet sur la porosité entre les clichés Blancs/Noirs, sur le lien intrinsèque entre les angoisses des uns par rapport aux autres, et sur les stéréotypes dont chacun est victime. Jouant de l’astuce “Théâtre dans le théâtre”, Genet donnait à ses Nègres la liberté de la provocation, la liberté du ton, jusqu’aux propos les plus abjectes (puisqu’on est ici dans une “représentation”), embrassant alors l’ironie et la moquerie (une “Clownerie” comme il disait lui-même) : en conclusion, il y avait alors une distance salvatrice. La mise en scène de Wilson, attentive à être loyale à l’apparence de cette démesure mordante et moqueuse, manque la profondeur du propos derrière la légèreté, que Genet parvenait à atteindre. On chante, on raille, il y a beaucoup de musique et de couleurs, de changement de tons et de dispositions, mais cette “légèreté” pèse finalement sur le double sens voulu par Genet (derrière la farce, la moquerie du préjugé). L’ensemble est bien trop accompli, parfait et esthétique, sans répit, pour y déceler la noirceur du monde décrit par Genet.
Axes Vs Tiroirs – En définitive, ne s’agit-il pas dans cette (més)aventure d’une erreur d’incompatibilité ? Le théâtre de Wilson et celui de Genet sont-ils fait pour s’entendre ? Chez Wilson, on observe perfection, rigidité, axes (symétries, lignes, parallèles), et reprises / répétitions ; chez Genet, au contraire, on plonge dans un “cafouillis”, dans un théâtre à tiroirs, dans une distorsion, dans des boucles et des cycles… En résulte, dans ce spectacle, un apparent manque de connivence entre l’auteur et le metteur en scène.
Instants – Pourtant, comme toujours chez Wilson, Les Nègres offrent quelques tableaux somptueux, des instants ou parfois, est suspendue la grâce : la premier tableau, sans paroles, montre les Nègres se réfugiant dans une maison en torchis, après s’être arrêtés effrayés, stoppés un à un par des rafales de mitraillettes. (Et si Wilson avait osé la gageure d’une adaptation sans texte ! A la vue de ce premier moment, on en vient à se demander si cela n’aurait pas été plus fort). Le dernier tableau enfin, offrant à l’idylle entre Village et Vertu (Gaël Kamilindi et Kayije Kagame, parfaits) un moment sublime d’amour et de partage, est un autre instant magique.
Les Nègres ne sont, selon Genet, que le reflet de ce que les autres voient d’eux, soulevant ainsi en sous-texte la question du racisme, du colonialisme ou même de la soumission psychologique. On décèle peu tout cela dans le spectacle de Wilson. On y décèle même très peu la transposition voulu dans le contexte américain très “Louisianne cabaret” (où la question Noirs/Blancs avait pourtant de quoi être traité plus profondément).
Paradoxe, Les Nègres version Wilson restent en surface. Beau mais lisse. Un comble pour du Genêt…
Rick Panegy
Au Théâtre de l’Odeon – Europe du 3 octobre au 21 novembre 2014, dans le cadre duFestival d’Automne à Paris
A Le Cadran, Evreux, les 3 et 4 décembre 2014
A la Comédie de Clermont-Ferrand, les 14 et 15 décembre 2014
Au TNP, Théâtre National Populaire de Villeurbanne, du 9 au 18 janvier 2015
A Anvers, au deSingel Campus des arts international, du 25 au 28 janvier 2015