[Théâtre – Entretien] Thomas Jolly – Henry VI – PARTIE 1

Auréolé d’un immense succès populaire et critique au Festival d’Avignon 2014, le jeune metteur en scène Thomas Jolly, originaire de Rouen, revient longuement sur l’aventure Henry VI, sur les difficultés de monter un tel spectacle (11 heures de spectacle !), sur ses choix artistiques. Il aborde la question politique, notamment des intermittents, se remémore son récent passé d’élève au Théâtre National de Bretagne, sous la tutelle de Stanislas Nordey, et se retourne sur l’incroyable réception de son spectacle… Monté pour la première fois dans son intégralité à Avignon, son Henry VI fut peut-être une entreprise colossale pour l’artiste et sa troupe (La piccola Familia) ; l’accouchement pendant le Festival fut néanmoins plus qu’heureux, et le bébé fut merveilleux !

[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]Le théâtre est tourné vers le peuple, il est né avec lui.[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]

Rick et Pick  : C’est la première fois cet été que votre Henry 6 était monté intégralement, dans le cadre du Festival d’Avignon. 18H de spectacle ! Comment appréhender une telle montagne ? De l’angoisse ? De l’excitation ?

Thomas Jolly : Non, il n’y avait pas d’angoisse… Les premières angoisses, je les ai eues pour les premières 8 heures ! Ces premières huit heures nous les avons faites en janvier 2012. J’avais été surpris de voir que les gens avaient tout de suite réservé pour huit heures, lorsqu’on avait dix jours de représentations en épisodes à Cherbourg. A la première, à ce moment là, oui j’ai eu une grosse angoisse… Mais ils sont restés les huit heures, et avec une grosse ferveur au bout! Je n’en revenais pas.

Après, le cap plus difficile à franchir, notamment pour le public, c’est celui des treize heures. Et ce qui se passe, au bout d’un moment, c’est que le public s’approprie tellement la représentation que cela  devient son moment, notre moment à tous… Alors dix-huit heures, c’était un peu l’énigme… Ce qui me faisait le plus peur, c’était l’appréhension que j’avais, personnellement, de la mise en scène : savoir renouveler, continuer à être lisible, à être clair, malgré la fatigue, malgré les heures descendantes dans la nuit, comment garder le fil de la narration, avec toutes les informations que le public encaisse pendant dix-huit heures. Au bout d’un moment, c’est normal que le cerveau ne puisse tout ingérer. Et pourtant, il me fallait apporter les informations correctement… C’était plus ça qui m’angoissait. Le public, lui, je savais que s’il passait huit heures, treize heures, il suivrait les dix-huit. Il fait tellement sienne la représentation. L’angoisse, c’était ma capacité à relever le défi d’un spectacle aussi long.

R&P : A Avignon, pendant les trois représentations qui se sont tenues à la Fabrica, les personnes sont toutes restées. Sur 600 places, seule une dizaine de personnes partaient chaque nuit… Au bout de plus de quinze heures, c’est incroyablement peu !  C’est presque étonnant !

T.J : C’est étonnant, et c’est rassurant ! Se dire que dans une époque où tout va vite, où on fait de tous petits formats de vidéo (même-moi je suis d’une impatience folle avec mon smartphone), pouvoir redonner à la durée la possibilité de s’étendre, pouvoir s’approprier une durée, c’est rassurant. Moi, dans les musées par exemple, je préfère rester deux heures devant un tableau plutôt que de me balader : que les gens s’octroient dix-heures comme une bulle dans leur week-end, leur parcours de vie, c’est étonnant et rassurant, oui.

R&P : Le temps d’Avignon, c’est aussi les vacances, l’étirement du temps d’un festival…

T.J. : Oui, Avignon permet ça !  C’est l’endroit le mieux pour cela. Dans notre tournée, à part à Rouen où nous ferons une fois l’intégrale en 18h (et ce sera un week-end festif, car la compagnie est installée la-bas), le spectacle ne se fera qu’en épisodes de 8h.

Mais la durée d’Henry VI est un décalage avec notre époque ! Elle est problématique ! Henry VI ne va pas avec l’époque ! A aucun endroit ! Notamment en terme de durée ou en termes économico-logistiques. Exemple : quand on a joué les huit premières heures à Sceau en janvier 2014, il a fallu que je coupe mon spectacle à cause des horaires de RER ! En somme, c’est le RER qui conditionnait l’œuvre !

R&P : Pour un artiste, comment vivre ce compromis ?

T.J. : C’est un peu douloureux! Mais on est y obligé, sinon les gens s’en vont tous seuls ! Il fallait que je pèse : est-ce que je gardais les quinze minutes, et mon spectacle intégral, ou est-ce que je permettais à chacun d’y assister ?

R&P : Vous avez d’ailleurs du couper dans le texte de Shakespeare aussi…

T.J. : Oui, il y a eu trois scènes coupées, parce que c’était répétitif. Il fallait que ce soit intelligible.

R&P : Cet été, ce fut l’explosion médiatique. Au Festival d’Avignon, ce fut l’un des spectacles qui a eu le plus de succès, public et critique. Ce fut  un gros succès, notamment médiatique. Et assez soudain.

T.J. : Ce qui est pratique, c’est que nous avons joué à Avignon à la fin : tout le monde était en vacances, ou partait : la ferveur reste suspendue avec les vacances et l’été !

Il y a une phrase de Lagarce, dans son journal, qui dit “Il est plus difficile de ne pas être abattu par l’adversité permanente que grisé par la réussite momentanée” : Henry VI fut tellement compliqué et tellement lourd à sortir de terre, que ce retour là, ce succès, est rassurant, voire compensatoire de l’énergie convoquée et des “sacrifices” que chacun a faits, la compagnie notamment. Nous sommes une compagnie indépendante, et bien qu’étant artistes associés , nous n’avons pas de CDN. Je suis un Bernard l’Hermite en quelque sorte.

R&P : Avec le succès vient-il une certaine responsabilité ? Une pression supplémentaire ?

T.J. : Je ne ressens pas de pression, non… Je suis sorti d’Avignon et je suis parti deux semaines me reposer. Peut-être que je ne me rends pas compte… [Pause] Enfin si, je m’en suis rendu compte, tout de même, lorsque nous avons fait la une du Monde avec Henry VI : une telle taille, un journal national et si important dans notre pays! Et même au-delà d‘Henry VI, que la culture ait cette place-là, c’est émouvant et rassurant.

[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]Je suis l’artisan de la parole d’un auteur.[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]

Pour revenir à la responsabilité, elle m’est intrinsèque depuis toujours… Depuis mon premier spectacle même (qui tourne toujours) : je suis responsable car je prends en charge la parole d’un auteur, je dois la porter d’une manière la plus juste, la fidèle, la plus claire possible, la plus lisible. Je ne  suis que l’artisan de ça.

R&P : Sauf que maintenant, tout le monde vous attend au tournant.

T.J. : Oh mais je me tire toujours des balles dans le pied !!! On m’avait déjà dit cela après Toa de Guitry, que j’avais monté : il avait eu le prix impatience en 2009 à l’Odéon. On avait dit : “ah, on attend le prochain !“.

R&P : Mais “Thomas Jolly”, c’est un nom davantage populaire maintenant ! Le grand public vous a découvert.

T.J. : Oh, j’en ai lu des choses. “Thomas Jolly… le théâtre populaire… etc“. Certes, mais qu’on monte Mariveau, Guitry, Shakespeare, Ravenhill, ou Lagarce, qu’on fasse 18h ou 1h10, “populaire” ne sera pas l’objet : le théâtre EST, de toute manière, populaire ! Il est né de la cité pour la cité dans la cité.

Qu’il soit antique ou sorti (ressuscité!) des églises pour mettre en scène des épisodes de la Bible, le théâtre n’est que tourné vers le peuple, il est né avec lui. J’aimerais qu’il redevienne populaire parce qu’il ne l’est plus, ou de moins en moins. Mais populaire, cela ne veut pas dire ne pas proposer d’objets exigeants : Henry VI est exigeant sur la durée, et c’est Shakespeare. Mais quand j’ai fait Ravenhill (ndlr : Piscine -Pas d’eau- en 2012), c’était aussi exigeant, par le sujet, par l’âpreté de la langue, par le fait que la pièce et l’auteur soient méconnus… On reviendra si vous voulez sur le théâtre populaire. (Voir partie 2)

R&P : Henry 6, c’est une pièce qui s’étire pendant dix-huit heures, dont treize de spectacle. Vous vous saisissez de sa durée pour installer un climat, pour étirer les repères spatio-temporels hors du cadre habituel du théâtre : vous installez de longs silences, des clins d’œil, des moments de connivence avec le public. Comment avez-vous travaillé le rapport au temps dans ce spectacle ?

T.J. : La pièce, déjà, prend son temps structurellement. L’exposition, normalement, c’est une scène ou deux. Dans Henry VI, on a 1h45 d’exposition, soit la durée d’un spectacle classique! Shakespeare expose d’abord la situation en Angleterre avec Winchester et Gloucester, puis la situation en France avec Talbot et Jeanne D’arc, puis retour en Angleterre avec Somerset, York et le début de la guerre des deux roses, puis seulement après il fait arriver le roi, qui plus est, n’est encore qu’un enfant. Rien qu’avec cela, le temps est vraiment dilué! Il y a d’ailleurs quelque chose de très étonnant dans la pièce : une scène, qui dure normalement dix minutes, dure chez Shakespeare jusqu’à quarante-cinq minutes, et ne concerne qu’une seule action ! Shakespeare trompe notre rapport à la durée et notre rapport au temps ! L’action est diluée, le rapport au temps est déplacé.

Dans le spectacle selon Shakespeare, le temps est une donnée extrêmement  relative. Le court, le long, n’ont plus de sens.

[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]Chez Shakespeare, le temps est une donnée relative.[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]

J’ai donc en effet rajouté quelques petites choses : la fameuse rapsode (d’autant plus qu’il fallait absolument trouver un endroit pour parler des intermittents), j’ai rajouté aussi les scènes de batailles ou les guerres. D’ailleurs, elles ne sont pas traitées par Shakespeare normalement. Tout se passe en coulisse chez Shakespeare, mais moi, je voulais m’y atteler : il  y a un côté “enfant qui joue avec ses soldats ou ses petits jouets”. Je me suis lancé des défis. J’avais du temps, qui me permettait cela !

Par exemple, j’ai rajouté le bucher de Jeanne d’arc, qui est normalement “foutue en coulisse” après son procès. Il me semblait intéressant qu’elle ait une suite à son procès : il est relaté d’une façon particulièrement comique (elle ment, c’est même son propre père qui propose de la brûler ! Une relecture de l’histoire assez particulière…) mais, au delà du rire, il y a quand même une femme victime de l’armée, de la guerre, une victime d’un monde d’hommes. Donc remettre ce bûcher (en plus du fait que je viens de Rouen), c’est aussi une manière de clôturer réellement la scène. Et puis j’avais tellement aimé le Jeanne d’Arc de Dreyer…

R&P : Henry VI laisse d’ailleurs beaucoup de place à l’image, beaucoup de place à la scène. Lorsqu’on parle de populaire, c’est notamment ici allier le texte de Shakespeare avec la place accordée à la scène, qui allie chez vous artisanat et refus de la surenchère technologique (numérique…), tout en recherchant le spectaculaire. Ni poussiéreux, ni poseur mais shakespearien. Expliquez-nous comment vous avez travaillé sur cet Henry VI. 

T.J. : Quand je me suis décidé à monter Henry VI, j’avais 26 ans, et une compagnie qui avait fait deux spectacles à l’époque (elle commençait à se structurer administrativement, et commençait à peine à être subventionnée). Pour Henry VI, je précise que du début à la fin, en quatre ans et demi, toutes les répétitions ont été payées, pour les acteurs, les techniciens, les créateurs artistico-techniques ! Je voulais démontrer que la politique culturelle, telle qu’elle est conçue, permettait ces projets ; et qu’une jeune compagnie, en prenant le temps, pouvait le faire. C’était possible de crever ce plafond de verre qui me “saoulait”, de mettre en vie toutes ces œuvres-là, tous ces textes-là : je parle de Cromwell, de Hugo, d’Empereur et Galilléen d’Ibsen, de Richard II, Henry IV, Henry V, du Soulier de Satin (même si grâce à Vitez, Le soulier a gagné en postérité –NDLR : l’intégrale au Festival d’Avignon en 1987), du Peer Gynt d’Ibsen, avec la vraie musique, une œuvre colossale… Il y a plein de pièces qu’on ne voit jamais montées, des pièces auxquelles on n’a pas accès, qu’on ne voit pas.

[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]Henry VI est artisanal.[icons icon=”quote-circled” color=”#d624e2″ size=”30″]

Henry VI, c’est du même acabit : c’est 21 acteurs par exemple et un temps de travail démesuré. Tout cela coûte cher. Et l’argent, le budget d’Henry VI, comme je l’ai dit, passe dans le salaire des gens qui travaillent avec moi. Du coup, j’ai eu peu d’argent pour la scénographie notamment et forcément l’artisanat dont vous parliez est de fait : le décors est de la récupération (qui vient de compagnies qui jetaient leur décors) ; pour les costumes, nous avons fait le tour des théâtres et de leurs stocks de costumes (par exemple des costumes viennent du Henry V de Philippe Torreton, ou des spectacles de Lacascade…). Et d’ailleurs, à son époque, les troupes de Shakespeare faisaient de même : récupérer des costumes ! Pour le reste des costumes, nous avons même fait avec Emmaüs !

Vu le nombre d’acteurs dont j’avais besoin et le temps de travail nécessaire, l’artisanat était une réalité. Une réalité de compagnie. Il était aussi dans mes choix, qui était de mettre d’abord l’argent au service des humains et pas des matériaux. L’artisanat, il est aussi de fait chez Shakespeare. Mon spectacle, oui est donc artisanal…

R&P : Pourquoi si peu de numérique ?

T.J. : Il n’y a pas de surenchère technologique en effet. Concernant les technologies d’ailleurs: on a fait le tour de la vidéo ! Ça y est, c’est bon on a compris : on a mis en haut, en bas, sur les acteurs, derrière sur les tulles, les voiles, on a tout fait, on a fait du mapping dans les scénographies… Évidemment il y a des choses pertinentes, des metteurs en scène qui l’utilisent à très bon escient…. Mais moi, qu’est-ce que je peux inventer d’autre? (d’ailleurs, qu’est-ce qu’on invente vraiment quand on est créateur ?). J’aimerais un jour utiliser ces nouvelles technologies, quand j’aurais les moyens, par exemple, de faire revenir sur le plateau le vrai monstre qui a tué Hippolyte à la fin de Phèdre, un sorte d’hologramme dont les gens auront très peur. Ils en crieraient sur leur siège! Un peu à la manière de James Cameron qui a attendu qu’il soit technologiquement possible de faire son Avatar. A chaque fois que j’ai voulu mettre de la vidéo dans mes spectacles (comme ici pour “l’arbre généalogique” par exemple), j’ai fini par trouver plus juste le bricolage artisanal qu’on avait mis en place, fait de gaffer et de bout de tissu -en attendant que l’image soit faite et que le technicien vienne l’installer- C’était plus poétique, plus sensible, et même plus facile que les images pixelisées…

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 Propos recueillis par

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