[alert variation=”alert-info”] /EN BREF/ Trajal Harrell poursuit son incessant travail de recherche sur les ruptures des codes de genre dans la danse moderne, enfonce le clou d’une danse aux questionnements sociétaux et continue d’explorer les différents héritages -féministes, exotiques, culturels- de la danse dans son expression moderne. Avec Caen Amour il revient sur le genre disparu du Hoochie Coochie, libérant ainsi, dans une représentation où l’espace scénique est encore une fois déstructuré, tous les stéréotypes passés (sexistes, post-colonialistes, machistes, sexuels), les mettant en regard avec la danse contemporaine… Utile. [/alert]
Sur scène, un décors modeste en carton, créant un espace dans l’espace scénique. Des coussins au sol pour être au plus prêt, et la possibilité de se déplacer, devant et derrière le décors, afin d’observer la représentation et ses “coulisses” (loges “recréées” avec divers éléments rapportés par la troupe de leurs tournées internationales…) Voilà déjà en préambule une situation qui sied à Trajal Harrell, danseur et chorégraphe qui rompt, très souvent, les bases et les codes usuels de la représentation dansée. Déjà, dans Antigone Jr, ou Twenty looks or Paris is burning, l’artiste américain confrontait le public à sa danse en abattant les rapports frontaux classiques.
Au delà de cette question de la forme, la danse d’Harrel bouscule car elle est politique, elle n’est jamais qu’illustrative ou narrative. Elle donne corps à ses réflexions sociétales ou historiques, insufflant dans le geste de ses créations des revendications ou des questionnements dont l’aspect politique fort explose les repères établis d’un public qu’il présuppose représentatif d’une société qu’il espère en mouvement.
Dans Caen Amour, il observe et interroge, par le biais historique -en faisant revivre une soirée de Hoochie Coochie- les héritages sexistes, machistes ou post-colonialistes de la danse et de nos sociétés. Il y démonte encore au passage les stéréotypes de genre, en faisant interpréter à deux hommes le rôle des danseuses de Hoochie Coochie, cette danse de séduction à la lourde charge sexuelle, en vogue aux USA à la fin du 19ème siècle. Il questionne aussi le statut de ces femmes, exhibées, qui dansaient très suggestivement face à un public exclusivement masculin, supposant qu’il serait possible de leur rendre un libre arbitre et une réflexion féministe qu’on leur imagine souvent inexistant. C’est un positionnement personnel (Harrell suggérant même qu’elles avaient peut être “conscience des graines de la troisième vague de féminisme qui verrait -bientôt- le jour“), renforcé par l’exécution assumée et contemporaine de ses trois danseurs, dont les gestes et le regards, exagérément sensuels et aguicheurs -pour respecter les codes du Hoochie Coochie– raisonnent différemment, tel un réflexe, lorsqu’on les replace dans leur contexte historique… Et si nos danseurs, aujourd’hui, étaient le reflet identique des danseuses d’autrefois, assumant, volontaires, leur objectification sexuelle.
C’est un spectacle déroutant mais nécessaire, précédé toutefois d’un trailer dansé par franchement utile du prochain spectacle de la compagnie. C’est en réalité un spectacle aux contours très pédagogiques, et moins fête collective comme (M)imosa pouvait l’être. Pédagogique par son aspect professoral (notes du chorégraphe distribuées aux spectateurs, consignes orales données en début de représentation) ; mais pédagogique par son contenu, agissant subtilement au grès des gestes tout en arabesques, des mouvements inspirés d’exotismes approximatifs, des voiles frôlés, des vêtements glissés ou du nu suggéré. Ces actions font émerger les scories parfois existantes dans la danse moderne, absolument prégnante à la fin du 19ème / début du 20ème qu’illustre le Hoochie Coochie : des restes de post-colonialismes quand il s’agit d’octroyer à une femme blanche quelques éléments exotique pour illustrer son objectification ; de machisme lorsqu’il s’agit de réserver la charge sexuelle d’une danse à un public exclusivement d’hommes, de sexisme lorsqu’il s’agit -entre autres- de réduire la femme à geste purement séducteur, selon des codes dictés par le désir de l’homme ; de racisme lorsqu’il s’agit de ne faire danser que des femmes blanches – quitte à les accessoiriser d’éléments gestuels ou décoratifs exotiques (l’absence d’Harrell sur scène, pendant le Hoochie Coochie est en ce sens cohérent)…
Caen Amour est donc un spectacle aux résonances communautaires (quelles qu’elles soient) revendicatives ! Nécessaire, utile, ce “cabaret” de Caen rappelle, en interrogeant notre rapport à la danse moderne, qu’il est encore courant, côté chorégraphes ou spectateurs, d’avancer avec un héritage de ces stéréotypes en-tête (plus ou moins inconscient). Le récent débat, au Ballet de l’Opéra de Paris, avancé par Benjamin Millepied (absence d’Etoiles Noires) en est un exemple parmi d’autres, au même titre que les spectacles de fin d’année d’école primaire où les garçons dansent d’un côté et les filles de l’autre, dans des rondes où, si le bleu et le rose sont de mise, c’est encore mieux…
Rick Panegy
[icons icon=”info-circled” color=”#dd3333″ size=”16″] Crédits Photos / © Christophe Raynaud de Lage