[Festival d’Avignon 2016 – Critique] Les Âmes Mortes de Kirill Serebrennikov

[alert variation=”alert-info”] EN BREF : De retour à Avignon après son clivant Les idiots en 2015, le réalisateur metteur en scène russe Kirill Serebrennikov adapte Les âmes mortes de Gogol, dans une pièce quasi chorale, effrénée et désespérée, où l’absurdité de l’âme humaine est dessinée au couteau. L’ensemble est dense, rempli d’une énergie débordante, d’une ironie de tout instant et d’une maitrise incroyable.  [/alert]

Le rire est plutôt grave… Dans le cube en bois, sans issue, que Serebrennikov a installé sur la scène pour compter les aventures de son Tchitchikov, c’est la débandade. C’est un drôle de cirque, une folie à la Kusturica qui ne cesse, deux heures durant, de donner corps aux âmes mortes de Gogol. La mélancolie et le poids du non-sens d’une destinée d’errances et de vides, d’aspirations et de frustrations. Sur la scène, Serebrennikov transforme en cabaret improbable les aventures de ce roublard amateur, qui espère arnaquer les propriétaires alentours en leur rachetant les “âmes mortes” de leurs terres avant qu’elles ne soient rayées des listes au prochain recensement. Pourquoi ? Pour pouvoir monter un obscur schéma financier fructueux, entre revente des maisons et hypothèques. Mais l’arnaque ne sera pas aisée, car en Russie, visiblement, on connait la chose… Tchitchikov ira de familles en familles : rencontres excentriques et situations ubuesques, tensions et négociations accompagnent son long parcours. On rit beaucoup, mais le rire est sombre, ou n’est qu’un voile, car même si la mise en scène et Serebrennikov débordent d’une inventivité et d’une maîtrise de chaque instant, opérant transitions et transformations du plateau dans un ensemble choral parfait, la dynamique de ces âmes mortes guident irrémédiablement vers le constat doux-amer d’une Russie corrompue.

“Il n’y aucune lueur d’espoir dans le monde de Gogol” précise dans le programme Kirill Serebrennikov, qui explorait déjà l’an dernier les vicissitudes de l’âme humaine dans Les Idiots. Tchitchikov, enfermé dans cette boite de contreplaqué qu’il ne quittera pas de toute la représentation, comme le symbole d’une vie sans issue, ne le sait pas encore, lui ; il garde espoir en lui, pensant rouler tout son monde. Il apprendra à ses dépens que les autres vivants sont tout aussi rusés que lui, et que les âmes mortes, dans le monde russe pourri de Gogol, n’ont probablement pas été plus respectables que celles qui vivent encore… “Russie, que veux-tu de moi ?” achève, désespéré, le héros face public. Le ton soudain moins circassiens et moins clownesque, le spectacle embrasse toute la gravité du roman qu’il avait jusqu’alors contourné, dans une adaptation très extravagante et très emportée où les hommes jouent les rôles des femmes, les roues de voitures envahissent le plateau, des fiancées sont enchainées, des hommes enfants polluent les débats et d’autres en chien sautillent sur la scène… Côté jardin, un piano, un micro, accompagnent, par instant,  cette épopée qui essouffle et épuise par tant d’énergie du désespoir. C’est un peu de poésie, de mélancolie en sourdine qui guide musicalement cette destinée d’un individu, symbole d’un pays, d’une nation, d’une âme humaine corrompue et usée.

[icons icon=”info-circled” color=”#dd3333″ size=”16″] Crédits Photos / ©  Alex Yocu