[Théâtre – Critique] Avidya, l’auberge de l’obscurité de Kurô Tanino

Suspendue entre deux temps, une nuit d’étranges errements se déroule lentement, entre torpeur, désirs, et “égarements”. Dans une auberge perdue d’une province japonaise, les personnages d’Avidya se croisent et se découvrent, à l’aube d’un basculement culturel. Kurô Tanino, par une scénographie impressionnante, délivre un spectacle d’une beauté tout à la fois douce-amère, sensuelle, nostalgique et sage, et qui glisse de l’intime à l’inévitable universel.

Kurô Tanino a tout juste 40 ans. Il y a peu, il perdait ses grand-parents, leur mort coïncidant avec la mise en place du Shinkansen (le train à grande vitesse japonais) dans la région verdoyante où il allait souvent leur rendre visite, petit. De ces événements et souvenirs personnels et intimes naît Avidya, l’auberge de l’obscurité, une pièce sensible où l’auteur japonais brasse avec une mélancolie mêlée d’humour les thèmes de la mort, du changement, de l’isolement, de la différence, de la maladie, de l’espérance et de la sexualité. Son auberge, isolée et sans propriétaire, est un espace labyrinthique où se joue un quotidien qui tend inexorablement vers l’exception.

Lorsqu’un père nain et son fils, citadins de Tokyo, débarquent dans l’auberge, interrompant la monotonie lascive des locataire, l’équilibre coutumier et rituel est voué à être doucement rompu. Dans les chambres partagées, une vieille dame fatiguée, deux geishas en villégiature, un aveugle en cure thermale et un sansuke taciturne (homme qui s’occupe des bains, masse et coiffe les clients), tous symboles d’un Japon de tradition et de quiétude que la célérité moderne bouleverse peu à peu, embrassent l’arrivée des deux protagonistes tokyoïtes avec curiosité et désir. Désirs surgis de la frustration, de la jalousie ou de l’indiscrétion. Une curiosité soudaine qui brise la langueur de l’apaisement. A l’instar d’un monde rural et traditionnel voué à se transformer, les personnages d’Avidya, comme l’auberge qui les héberge, ne peuvent lutter contre leur propre transformation.

Sur scène, l’auberge est représentée intégralement, de sa cour intérieure aux bains qu’elle abrite, et des chambres sur deux étages au hall d’accueil : le plateau tourne régulièrement, accompagnant les déambulations nocturnes de chacun des protagonistes et faisant vivre de manière quasi palpable le temps et les heures qui défilent… D’une saisissante beauté et d’un rare réalisme de maquettiste, n’ignorant aucun détail, le spectacle impose un sens de la rigueur formelle que contre-balancent les instants de poésie et ceux, surtout, où semblent se dissoudre dans l’atmosphère moite et étrange des vapeurs de mystères et de transgressions.

Avidya, qui évoque le premier des douze maillons du bouddhisme, maillons qui mènent à terme à l’aboutissement et à la sagesse, signifie “égarement”, “illusion”. Pour Tanino, “les personnages (…) sont tous prisonniers de quelque chose” : de leur ignorance, de leurs peurs, de leur désir, des conventions ou de leur passé peut-être. En tout état de cause, leur confrontation harmonieuse cette nuit-là les libérera de leurs entraves, les faisant glisser d’un état à un autre : la dernière image, entre nostalgie et bonheur du futur, évoque l’équilibre fragile des souvenirs et des vœux, et celui qui noue le passé à un présent en mouvement. En cela, Avidya résonne -derrière l’intime- merveilleusement universel.

Rick Panegy

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  • Dans le cadre du Festival d’Automne 2018
  • Au T2G jusuq’au 29 septembre 2018
  • Dans le cadre du Festival d’Automne 2016
  • A La Maison de la Culture du Japon du 14 au 17 septembre 2016
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