[alert variation=”alert-info”] EN BREF : En réunissant plusieurs œuvres d’Ibsen, dont il extrait l’essence pour en réécrire un récit moderne et en fusion, le jeune metteur en scène Simon Stone fait exploser au cœur d’une scénographie tourbillonnante les tourments familiaux, les destructions et les névroses guidées par les passions. [/alert]
Imaginez tous les maux dessinés par Henrik Ibsen dans ses pièces réunies en une seule… Tous les tourments, toutes les impasses auxquelles se confrontent les familles, toutes les déchirures, les non-dits, les drames. C’est en même temps la force et la faiblesse de cette “maison d’Ibsen” où la densité des souffrances accumulées par la même famille autour de laquelle Simon Stone a construit son récit fait par instant catalogue de pathos.
Et pourtant, passé ce bémol, la qualité de l’écriture, de la mise en scène, de la direction d’acteurs (la troupe du Toneelgroup d’Amsterdam est excellente), la qualité de la dramaturgie, l’intensité de l’acmé et les échos sur le monde moderne font de cet Ibsen Huis long de 4h (un tout petit peu étiré, la première partie pourrait être réduite) une indéniable réussite.
Dans une maison, au centre du plateau, se joue l’histoire d’une famille, sur plusieurs générations, au 20ème siècle. Un portrait en forme de fresque étirée, faite d’aller-retours dans les années 60, 80, 2010… On y retrouve les mêmes personnages, joués par des comédiens de différents âges, à différents stades de leur histoire personnelle, laquelle se trouve imbriquée dans les toiles de mensonges et d’empêchements névrotiques collectifs. Des aller-retours très narratifs, dans une première partie à la construction classique, que la dernière partie, “Enfer”, fait exploser, en réunissant tous les personnages, lesquels rencontrent même parfois leur propre fantôme. Tous les nœuds, les mystères ou les causes des souffrances sont alors étalés, vomis, vidés, comme si Simon Stone avait décidé d’éventrer ce sac trop plein d’amertumes. Sur scène, d’ailleurs, la maison faites de bois et de lignes pures, de baies vitrées, est dans la dernière partie, lors de ce grand déballement à la Lars von trier (comme le cite Simon Stone lui-même), déconstruite, étripée, décousue planche par planche. La maison, personnage à part entière, lieu des secrets et des drames, est ce protagoniste clef que le metteur en scène finit par installer au cœur de la machine narrative, en sourdine derrière le flot de parole des personnages : elle est en même temps le gardien et le révélateur des vicissitudes et des drames.
Convoquant Freud, Simon Stone fait des tourments familiaux (et sociétaux) de cette transposition moderne des drames d’Ibsen, un long appel à la psychanalyse, se refusant à la facilité manichéenne : chaque personnage est coupable et est victime. De soi-même, des autres, du poids du temps qui accumule les épreuves. L’absence de communication, la destruction (psychique et physique) écrasent la recherche de l’absolu et de l’espoir. Derrière Lars Von Trier se cache Ingmar Bergman dans cet Ibsen Huis à l’écriture ciselée.
Comme dans les pièces précédentes de Simon Stone (Medea par exemple), aucun répit n’est toléré, ni dans la mécanique scénique, ni dans l’écriture : aucun silence, aucun instant suspendu, aucun arrêt de la machinerie lourde scénographique. Au cœur du plateau, la maison, seul élément imposant du décor, ne cesse de tourner sur elle-même, et les comédiens, comme embarqués, ne cessent jamais de parler. C’est un tourbillon inéluctable, une destinée infernale en forme de vortex qui aspire les personnages vers les issues les plus extrêmes. Sans que l’on s’en rende bien compte, le son –un bruit sourd continu- accompagne comme une pression menaçante le récit sans interruption.
L’habileté avec laquelle Simon Stone est parvenu à rassembler toute l’essence d’Ibsen pour faire un portrait désemparé et moderne d’une famille classique, est admirable d’un savoir-faire remarquable : il s’empare du plateau et parvient à faire s’enchainer les scènes, les époques, les entrées et les sorties des personnages sans aucune rupture, dans un ballet inratable. Les traumas et les dépressions habillent le malheur, le silence et les apparences l’enterrent, mais seule la destruction permet -et c’est peut-être là l’espoir que souhaite révéler Simon Stone- la réhabilitation, de soi, et des autres.
Rick Panegy
[icons icon=”info-circled” color=”#dd3333″ size=”16″] Crédits Photos / © Christophe Raynaud de Lage