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Explorant encore une fois l’audace de la démesure, le FCBergman impose un récit chargé de nœuds dramatiques complexes et imbriqués, supportés par une scénographie et une mise en scène impressionnantes. Certes long, dense et au récit parfois ardu et trop abondant, “JR” offre toutefois, 4h durant, l’autopsie de la mécanique capitaliste et de la disposition de l’homme au déclin, collectif et individuel.
Le plateau est immense, permettant la circulation de véhicules ou l’érection d’une tour de 14 mètres. Celle-ci, trônant au cœur d’un dispositif quadrifrontal, offre sur chaque façade 4 étages dans lesquels des espaces de représentations peuvent se refermer indépendamment par un simple rideau, autorisant des changements de décors ou la projection du film de la pièce. Car en permanence deux cameramen suivent les scènes se déroulant ici et là dans le “building”, ce qui permet la projection, sur chacune des façades, d’un unique film pour tous les spectateurs, disposés de part et d’autres du dispositif. Celui-ci est démesuré, impressionnant, il fascine par son ampleur et par la performance technique et scénaristique qu’il nécessite : admirable écriture du scénario, virtuosité de la scénographie et de la mise en scène, nécessitant une précision hors pair du jeu et du cadre, un sens du timing aiguisé. Il rappelle une précédente production des FC Bergman, 300 el x 50 el x 30 el en 2011, qui mêlait déjà vidéo, théâtre et architecture. Le collectif anversois, par ailleurs, s’est fait une spécialité des projets d’ampleur monumentale, leur Het Land Nod, à ce titre, était dernièrement une réussite.

Ce building, symbole évident des gratte-ciels de Wall Street, incarne à lui seul la maison “capitalisme” que le spectacle explore dans ses tréfonds mécaniques et misanthropes qui balancent entre immoralité, rythme effréné ou avidité. Un monde d’argent qui se marie mal avec l’Homme, laissant si peu de place à sa nature instable et impermanente, à ses tourments. En même temps, il embrasse si bien sa nature cupide, sa soif d’égoïsme et de réussite, son impatience. Il se fond de manière mimétique à son irrépressible aspiration à la destruction.
Ce monde du capital et de l’argent, qu’il dépeint à travers le destin de JR, ce jeune adolescent happé par la bourse et son jeu de pouvoir, est le penchant de l’humanité, une sorte de doppelgänger symbolique. Adapté du livre éponyme de William Gaddis paru en 1975, “JR” confond dans un espace multiple les destins esseulés et fragiles des êtres et la force destructrice de l’argent. Sur scène, dans les multiples recoins et salles que permet cette tour de 4 étages, se succèdent des scènes de l’intime et de la vie quotidienne dans la chambre de l’un, la salle de bain de l’autre, le métro, un restaurant, une salle de cinéma… et des scènes où se fait et défait l’enjeu capitaliste, dans les bureaux de l’entreprise.
“JR” est un équilibre entre le destin collectif et les tourments de l’individu : la caméra, la technique cinématographique (les gros plans, le montage, l’ajout de musique sur les plans étirés) permettent une plus ample pénétration encore dans le vortex des incertitudes humaines, et le chaos en sourdine. Un peu à la manière d’un Short Cuts d’Altman ou d’un Crash de Paul Haggis, ce “JR” se dessine en film choral, où les destins croisés des personnages convergent vers une même issue, et participent tous, sans forcément le savoir, à la même construction du tragique. On pense aussi forcément à Julien Gosselin, qui dans ses 2666 ou Joueurs Mao II les noms où les destins mêlés plongent vers le chaos, dans des spectacles aux scénographies ambitieuses.

Ainsi, les destinées de Typhon International, de la General Pianola Company, de JR Family of companies ou de Nobili, ces entreprises au cœur de l’intrigue boursière de la pièce, glisseront sur celles de JR, ce jeune garçon qui tombe dans le monde de la finance, d’Edward Blast, le compositeur à l’héritage inconnu, de Jack Gibbs, le philosophe mi-génial mi-paumé qui détient des actions sans en connaitre vraiment la valeur, de Tom Eigen, l’écrivain perdu, d’Amy, de Norman ou de tant d’autres personnages dont on découvrent les fragilités ou les triviales névroses : derrière l’organisation mécanique et systémique de la bourse, son implacable structuration, se dessinent les bouillonnantes aptitudes de l’Homme à la (auto)destruction. Sur scène, l’équilibre offert par cette dichotomie est formidablement construit par les FCBergman, qui manient par l’image et le langage une permanente bataille, balançant entre bavardages effrénés, scènes multiples dans l’immeuble et rythme soutenu (répondant à l’opulence et à la frénésie boursière) et silences, moments suspendus et gros plans sur l’intime (répondant alors au doute et au questionnement de l’homme).

“JR“, spectacle dense et au récit complexe, fourmille d’indices visuels et narratifs, jusqu’à parfois, perdre le spectateur, qui peine à savoir où poser ses yeux dans ce gigantesque dispositif, ou qui peine à dénouer les intrigues secondaires des principales dans l’amas d’informations. En cela, il est finalement plongé dans l’excès capitaliste boursier dont la pièce fait son objet : il est lui-même entrainé dans un spirale qu’il ne peut contrôler et qui le dépasse. Inconfortable mais génialement porteuse de sens. Quand le spectateur respire, au gré d’une scène soudainement plus intime, à l’action plus lente et plus lisible, il est d’un coup remis lui-même au centre du projet : un miroir des fragilités de l’humanité.
Réunissant les trois grands théâtres belges, le Toneelhuis, le NTGent et le KVS, ce projet d’ampleur est une réussite théâtrale, difficile et ardue. Jamais dénué d’humour, “JR” offre à ses comédiens des partitions de qualité dans lesquelles ils excellent, Oscar van Rompay ou Jan Bijvoet en tête.
De l’ordre au désordre, du gigantisme à l’intime, de l’argent à l’art, de l’ambition, de l’argent, du bonheur et de l’échec, de tout ce qui constitue le paradoxe de l’Homme, qui vacille entre sa destruction et sa féroce avidité de réussite, ce “JR” bascule en permanence entre le monumental et le confidentiel, le collectif et le personnel, tout en explorant la porosité de ces mondes. Au final, cette immense tour, sur scène, allégorie d’un capitalisme labyrinthique et imposant, semble peut-être hélas étouffer un peu l’intime et l’homme, au cœur d’un système écrasant : si le symbole rejoint ici la réalité, il vampirise peut-être la communion et la nécessaire perméabilité entre le propos,l’enjeu d’une pièce et le cœur ou l’intime du spectateur, laissé en marge du chaos auquel il assiste, et dont il serait pourtant également le témoin et l’acteur quotidien.
Rick Panegy