Spectacle / Put your heart under your feet… and walk – Steven Cohen

Vu au Théâtre de Vidy-Lausanne, dans le cadre du Festival "Programme Commun" en mars 2018
Au Festival d'Automne 2019

Le silence d’un public atteint au plus profond -ce silence habillé de la beauté que la stupéfaction confère à l’absence de réaction- conclut l’absolu bouleversement dessiné par cette cérémonie funéraire intime et personnelle. Put your heart under your feet…and walk pénètre aussitôt, et le baroque cathartique de la performance de Steven Cohen, oscillant entre sublime et répulsion d’un queer absolu, offre, au-delà d’un témoignage émouvant en hommage de son défunt compagnon, une confrontation radicale avec la représentation, la performance, la frontière entre théâtre et réalité. Et fait s’affronter le deuil de l’un avec l’émotion morbide de tous. Formidable.

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Chaussé de talons immenses, aidé par de grandes béquilles, l’artiste sud-africain entre sur scène, mêlant à sa fragilité la souffrance qu’il semble toujours porter, et la force de la foi, en l’art et en l’indéfectible amour : après la mort inattendue de son compagnon, Steven Cohen se questionnait. Que lui restait-il à faire ? à vivre ? Pourquoi poursuivre, quel chemin prendre, et pourquoi même vivre… Lui qui performe depuis des décennies (depuis son enfance parait-il) questionnant le politique, le genre, rapport de domination, lui l’artiste juif et homosexuel ayant vécu en Afrique du Sud au temps de l’apartheid. Il a fallu que sa mère lui dise “put your heart under your feet…and walk” et l’artiste de porter alors ce destin du cérémonial où, dans son cocktail doux-amer se marient le martyr et la complainte, la beauté et le mystique, la souffrance et la peine, l’hommage et l’amour éternel. La radicalité de Cohen, autant graphique que symbolique, s’exprime à tout niveau. Son compagnon, qui le supporta dans sa vie et ses projets artistiques des décennies avant de mourir dans sa baignoire d’une hémorragie, était danseur de ballet. Au sol, à l’écran, tout rappelle le souvenir de l’être disparu, Elu, et tout appelle à la transcendance de la douleur. Les chaussons de danse juchant le sol, décorés de plumes ou de pieds de biches, que Cohen visite et parcourt, disposés en svastika, chuchotent le spirituel. Tout est relique, porteur d’amour et de chagrin, jusqu’à la musique, qui fait danser Cohen avec les fantômes, ces fantômes dont il fait ses tenues, poussant le queer jusqu’au paroxysme : toutes les performances de Cohen ont toujours été l’occasion d’un travail sur la porosité des frontières entre le corps, l’âme, l’environnement et le sujet. La dramaturgie dans les spectacles de l’artiste passe par le physique et son épicentre est son propre corps : il n’y a plus de représentation et d’artiste, les deux ne font plus qu’un. Le médium par lequel tout passe et tout ressort. Sur ses béquilles et ses talons de 60cm, il souffre, il souffle et semble s’épuiser : des gradins, on entend sa respiration, elle vibre comme une épreuve, comme une expiation, à laquelle on assiste, entre stupéfaction et voyeurisme.

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Sur l’écran, entre projection des reliques évoquant Elu et la communion avec une nature apaisée, de longs chapitres affichent Cohen se baignant dans le sang de bovins qu’on égorge dans un abattoir, dans lequel il s’est faufilé illicitement. Le corps nu ou vêtu d’une ballerine blanche, il se mêle aux fluides des bêtes, s’y enduit le corps comme une onction post-mortem, qui le relierait à la mort dramatique de son Elu. Les cercueils que Cohen portent au pied, comme un poids qu’il ne cessera jamais de porter, en font un homme dorénavant blessé à vie, un accidenté, qui porte physiquement les stigmates du choc. Mais la lourdeur du deuil, si elle fait de ses pas de douloureuses épreuves, ne l’empêche pas d’avancer vers le but final de sa performance, qui achèvent cette quasi-lithurgie par une adresse au public. S’apprêtant à avaler les cendres de son compagnon disparu, lui déclarant, dans ce temple provisoire où tout le relie à lui “Je serai ta tombe“, il prévient le public qu’il “ne joue pas“, que “tout est réel” : de l’intime à la résilience entreprise, le “théâtre” ici fait s’effondrer les statuts de chacun.

Artiste ou spectateur, tout explose et se questionnent, en sourdine, les équilibres classiques de la représentation. De la souffrance qu’un homme investit pour en faire son propre chemin de croix, le transposant en une inéluctable obligation, en une résilience lente mais nécessaire, naviguant entre le refus du deuil et la fusion entre sa propre vie et la mort de l’être aimé disparu, quel impact sur le public ? En ressort-on comme on sort d’un spectacle narratif ou politique ? Que prendre et que digérer d’un homme qui livre en spectacle l’étrangeté de son corps et celle de ses choix, en balayant la morale ? Il ne reste plus qu’à laisser s’entrechoquer les repères : ” Lift this glass of blood, Try to say the grace. It seemed the better way” comme le suggère Leonard Cohen, qui achève le rituel dans une mystique spirituelle partagée.

Rick Panegy

Au Festival d’Automne

Centre Pompidou du 19 au 21 septembre

A la MC93 les 28 et 29 novembre


Put your heart under your feet… and walk! / Steven Cohen from Manège, scène nationale – Reims on Vimeo.

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