[Théâtre – Critique] The Notebook de Forced Entertainment

[alert variation=”alert-info”]En adaptant le roman fort et choc d’Agota KristofLe Grand Cahier“, le collectif Force Entertainment donne vie aux mots des enfants de la guerre. Des mots et des enfants qui font se cogner la survie, la douleur ou la perte des repères comme autant d’éclatement d’un manichéisme obsolète. [/alert]

En 1986 paraissait le premier livre d’une trilogie coup de poing, qui donna, par son style fracassant, rude et cru, et les rebondissements successifs de son récit à vif, un éclat sombre et ambiguë sur les tourments de la seconde guerre mondiale en Hongrie. Deux enfants hongrois, plongés au cœur d’un pays en guerre, côtoient la famine, la survie, un monde sans homme, un monde de haines et de racismes, de mort. Ils côtoient un monde où l’amour semble étiré et tordu jusqu’à l’anamorphose. Ils vivent la fin de la guerre, et le régime de la sclérose et de la claustration qui s’ensuit. Ils incarnent, dans un roman au style hyperréaliste, infantile jusqu’à la syntaxe, l’image de la guerre elle-même. En somme, ils apparaissent comme des allégories de l’asthénie morose de la société et de l’époque, des allégories de cette philosophie qui semble régner en période de guerre, quand l’émotion disparait au profit des pulsions, ou quand l’absence d’humanité envahit chaque instant du quotidien. Absence d’humanité caractérisée par la platitude des sentiments des jumeaux, par leur stoïcisme implacable. Dans Le Grand Cahier, l’affrontement du monde par ces enfants fait exploser les schémas des mécanismes manichéens qui opposent caricaturalement l’occident à l’est, les régimes totalitaires aux autres, les peuples “ennemis” aux peuples “alliés”…

Que propose le collectif Forced Entertainment de ce roman ? Que font-il de cette transposition à la scène ? L’incarnation des deux jumeaux par Richard Lowdon et Robin Arthur provoque paradoxalement une certaine distance avec l’horreur malsaine décrite par l’auteure hongroise. Ils y dessinent forcément une personnalité, distillant ici et là humour et intonations malicieuses, ce qui tend par instants à affadir l’impact dramatique du récit symbolique du roman. Ils donnent un visage humain à ceux qui incarnent l’inhumain d’une époque.

Assez statique -la proposition est davantage une lecture à deux voix qu’une mise en scène- le spectacle de Forced Entertainement alterne le rire et le grinçant, donnant au sordide des allures tantôt potaches tantôt glauques. Les quelques mouvements des deux comédiens, guidés par Tim Mitchells, ne servent cependant qu’à (re)lancer les chapitres. Le travail de lecture et de partage des répliques est fin et précis. L’application donnée à la prosodie, la recherche des silences, sont totalement réussis. Malgré tout, cependant, l’ensemble n’est bouleversant que par la quasi seule force du texte d’Agota Kristof, à la fin duquel il ne faudra pas s’arrêter en allant lire les deux suites. Force est d’admettre toutefois que parvenir à ne pas gâcher un tel texte est déjà une réussite.

Rick Panegy

[lists style=”info-circled” color=”#8224e3″]

  • Festival d’Automne 2016
  • Théâtre de la Bastille
    [/lists]