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par
Rick Panegy
“City of lights”
Voilà plus de 40 ans que I was sitting on my patio this guy appears I though I was hallucinating a été créé. Bob Wilson venait de présenter son chef d’œuvre Einstein on the beach, qu’il avait créé avec Lucinda Childs et Philip Glass. Le minimalisme et l’abstraction poétique toujours au cœur de sa création, l’auteur du Regard du sourd revenait avec cette pièce de la saturation vers une forme moins gigantesque. Ici, seuls deux comédiens habitaient la scène, chacun déclamant tour à tour le même monologue volontairement abscons. A l’époque, en 1977, Robert Wilson, à nouveau avec Lucinda Childs interprétaient eux-même les deux rôles : 44 ans après, ils transmettent leur création, la revisitant à peine, à deux nouveaux comédiens : Christopher Nell, formidable, et Julie Shanahan, grande artiste du Tanztheater Wuppertal depuis 1988, et dont on connait l’implication dans la transmission du répertoire de Pina Bausch à la troupe depuis la mort de la chorégraphe. Comme un symbole, la présence de Shanahan -ici explosive- met donc en perspective l’exercice de la transmission dans l’art… L’œuvre, elle, reste souvent hermétique, par sa forme exigeante, mais parvient dans une circulation de la saturation – visuelle, auditive, chromatique, dramaturgique, sémantique … – à faire dériver l’axe de la rencontre spectateur/œuvre : le théâtre ne s’appréhende plus désormais par la narration mais par l’unique canal de la sensation, qui devient l’unique vecteur pour une rencontre avec l’art.
D’abord, 40 minutes d’un monologue, déclamé sans pause par Christopher Nell, grimé, répétant ad libitum des morceaux de phrases ou des successions de mots : cela ne raconte rien, mais la prosodie varie, le geste exagère le ton, la tonalité semble exprimer tantôt la moquerie, la colère, la joie, la peine ou la peur : la pantomime guide la performance. Sur scène, le minimalisme est le négatif de cette logorrhée débordante : un canapé, une console où repose une coupe de champagne, un petit écran sur lequel défilent par moments d’étranges images, et un téléphone, au cœur, élément central de la proposition, comme la pierre angulaire de ce puzzle, objet symbolique de la parole sans images, de la communication phatique… Et surtout, des jeux de lumières et de lignes, au sol et en fond de scène, dont Wilson ne se départira jamais.
La seconde partie ? Le même discours, cette fois-ci déclamé par Julie Shanahan. Identique ? Totalement et absolument pas. Les mêmes mots, les mêmes lumières, le même plateau ; et pourtant, la seconde partie est radicalement différente. Par quel biais magique Wilson est-il donc capable de faire oublier au spectateur qu’il assiste à nouveau à 40 minutes du même texte, mot pour mot ? Par une habile manipulation de tout “l’extra” : loupe est mise sur la mise en scène, la lumière, la direction d’acteur ; il s’agit d’exprimer autre chose, de mettre du sens émotionnel sur des sonorités de mots sans sens. En faisant du rejet de la narration et du texte un principe radical et incontournable, il met en lumière l’essence du nouveau théâtre qu’il portera, un théâtre des sens à la place du théâtre du sens, un théâtre de l’impression ; un théâtre qui porte aux nues ce qui était jusqu’ici secondaire, ce qui jusqu’ici devait servir le texte : l’autour devient avec Wilson le centre de la dramaturgie, il s’agit de comprendre que l’art est capable d’embarquer le spectateur sans qu’il n’ait à mettre en branle la raison.
Saturé de mots, le spectateur finit par lâcher ce qu’il entend, et ne cherche plus à comprendre ce qui lui est dit. Il est happé par une autre saturation, qui finit par faire de la première une musique de fond : les lumières, les grimaces, les mouvements et les expressions viennent cogner en masse au cœur de la concentration du spectateur, comme pour lui dire, peu à peu, qu’il a fait erreur en donnant toute sa confiance à l’intellect. En se laissant guidé par la sensation des éléments extra-narratifs, le spectateur est gagné par le pari de Wilson : le théâtre peut ne raconter rien d’autre que l’émotion, le théâtre peut n’être qu’un habillage de sensations. En cela, la transmission 44 ans après de cette pièce est symbolique : la transmission est aussi celle du message. C’est une transmission du geste, celui d’un artiste aux artistes, qui incite ses pairs à ne pas perdre le sens de l’émotion, à penser, encore, le théâtre comme le lieu d’un spectacle hors du politique, où la part du récit et de l’esprit, du militantisme ou du discours, n’est pas nécessairement indispensable ou incontournable.
Une remarque, tout de même: on se rend compte, encore, que Wilson avait déjà atteint la limite de sa forme. Il y a 44 ans, elle était déjà celle qu’elle est aujourd’hui : ayant poussé le radical dès ses premières œuvres, Wilson n’a cessé de faire de son style un système qui l’a en permanence empêché de renouveler, de contourner, de surprendre, comme enfermé dès le départ par le génie de sa révolution…
Vu au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne – septembre 2021