Note : ♥♥
par
Rick Panegy
” Vivre-ensemble, cette utopie”
En s’emparant du film de Clément Cogitore, “Braguino“, Anne-Cécile Vandalem achève sa trilogie débutée avec “Tristesse“, poursuivie avec “Arctique“, autour du vivre ensemble, du faire société. Dans son dernier opus, “Kingdom“, elle tente d’explorer les difficultés d’un avenir partagé, la remise en question d’un idéal utopique, en réécrivant au théâtre cette histoire de famille exilée volontairement, qui finit par remettre des frontières entre soi, là où elle imaginait une refondation des schémas sociétaux. Malgré une scénographie saisissante et maitrisée, et une mise en scène sérieuse, son “Kingdom” pêche un peu par l’écriture, qu’on attendait plus percutante et resserrée, laissant aussi plus de marge au spectateur. En surinvestissant le côté polar qu’elle ajoute au documentaire de Braguino, duquel elle s’éloigne pour se concentrer sur les destins et les dynamiques intra-familiales, et pour questionner la rapport à la violence et à la nature, et en y ajoutant aussi un long récit, Vandalem s’éloigne de l’impact qui sommeille dans cette histoire de famille scindée en deux, devenues ennemies. Elle propose une œuvre qui reste hélas un peu hermétique, et qui met légèrement trop à distance le spectateur de ces questions sur le monde que ses thématiques veulent explorer, soulevées par l’anecdote et l’intime de cette famille atypique.

D’abord, un plateau qui, d’emblée, plonge le spectateur dans l’univers sombre, mystérieux, presque malaisant de l’intrigue : le travail scénographique est assez remarquable, investissant totalement l’espace -ici une forêt, ici la maison, dont chaque pièce sera explorée, là une rivière, là une barrière signalant la présence menaçante de l’autre-. Récréant des espaces, s’en servant au gré de la progression de l’intrigue, Vandalem est parvenue à un travail très signifiant et dense autour des possibles qu’offre un plateau : les frontières se multiplient dans cet espace qui rappelle en même temps le désir de Nature, de communion avec le sauvage, l’éloignement de la civilisation d’un côté, et l’impossibilité de s’affranchir de toute borne, la nécessité – peut-être inconsciente- de reproduire de l’intime, de l’entre-soi d’un autre côté.
L’utilisation de la vidéo, notamment, -justifiée ici par l’arrivée d’une équipe de cinéma venue tourner un documentaire- explore subtilement d’autres frontières encore, celles de l’intime et de l’indicible : dans la maison, la caméra pénètre le caché et y creuse le chemin de la vérité. Dehors, elle confronte l’individu à la libération de sa parole. C’est cette frontière fragile (l’intime, le secret) qui se fissure peu à peu, et qui reste clef de toutes les passions, que la caméra va amener à éclater.
S’il est agréable de retrouver le récit au cœur de la création -et Vandalem reste, dans son théâtre, une excellente raconteuse d’histoires-, quelque chose de l’intention de l’artiste échappe au spectateur, qui est contraint de rester trop passif : ses questions sur la société corrompue par l’ingérence, la vengeance, la colère et l’égoïsme ; son exploration des idéaux impossibles sont parasités par un récit un peu cadenassé. Construit en chapitres clairement bornés, il se termine par un goût du tragique, libérant les tensions dans un monologue final appelant à la transition d’un monde ancien à un monde meilleur, portée hors-champs par la jeunesse et la nouvelle génération, dont on sent qu’elle sera la solution et le seul levier possible à la réconciliation d’un monde avec son “autour”, avec la nature et avec l’Autre. Il est un peu dommage que cette histoire puissante, forte de mille symboles et de mille résonances au monde, soit contenue dans un genre “polar” et dans récit filant avec force vers son issue dramatique, ne libérant sa fonction de mise en perspective qu’à travers un fin très signifiante.
Vu au Festival d’Avignon – Juillet 2021