Spectacle / Elephant Man – David Bobée

Note : ♥♥

par

Rick Panegy

Rendez-vous manqué

L’œuvre culte de Pomerance est reprise dans une version française inédite, embarquant deux “monstres” de la pop culture, Joey Starr et Béatrice Dalle dans une aventure tiède et trop peu audacieuse pour leur écrin. On déplore un rendez-vous manqué, dont l’intention pourtant respectable d’aborder les monstruosités des classes dominantes sur les opprimés –sujet que porte avec énergie le metteur en scène David Bobbée dans beaucoup de ses œuvres– est étouffée par une écriture insuffisante et une mise en scène trop lisse.

En 1977, Bernard Pomerance écrivait la pièce Elephant Man, représentée plus de mille fois entre Broadway et le West End à Londres. Véritable succès, elle remporta même un Tony Award. David Bowie, du haut de son étrangeté légendaire, redonnait un souffle à la pièce au début des années 80 tandis qu’à l’écran venait de sortir le chef d’œuvre de David Lynch, au titre éponyme (bien que le film ne soit pas l’adaptation de la pièce de Pomerance mais des mémoires du docteur Treves, le médecin qui s’occupa d’Elephant Man – Joseph Merrick de son vrai nom). En quelques courtes années, Elephant Man s’inscrivait au panthéon des images collectives populaires de références : grosse gageure don de redonner corps au mythe… Le résultat est décevant.

Voila donc que David Bobée, directeur du Centre Dramatique National de Rouen, aidé par son complice d’auteur Pascal Colin, se met en tête de traduire et d’adapter le texte de Pomerance presque 40 ans plus tard pour en faire une version française… Bonne idée ? En choisissant Joey Starr pour incarner la bête de foire (artiste qui traine depuis des années sur la scène pop et médiatique une image de bonhomme hors norme, à la gueule cassée et à la voix étrange), on pense d’abord que le coup est pas mal. Voilà que le comédien et son rôle se fonde en un symbole et que la frontière entre les deux devient totalement poreuse : la monstruosité “story-tellée” de l’un et celle subie du héro victime de Pomerance… Mais, las, l’ex-chanteur de rap de NTM, devenu comédien avec plus où moins de réussite (une vingtaine de films depuis 2000) ne parvient pas à donner corps aux tourments et à l’ambivalence d’Elephant Man : son J.Merrick est interprété en force dans la souffrance, et en abus dans la naïveté et l’innocence, ou encore en exagération dans son animalité. Il fait davantage penser, lorsqu’il s’agit de faire vivre sa sensibilité, à un enfant perdu qu’à un être pur, délicat et cultivé, ce qu’est le personnage de Pomerance. En somme, on sent surtout le comédien de 50 ans peu à l’aise dans les nuances très marquées de ce personnage torturé. Mais Joey Starr n’est pas à accabler seul dans cette aventure théâtrale bancale (toutefois pourquoi diable moduler sa voix ainsi, dans un artifice inutile ?) : Tout l’ensemble apparait comme inachevé ou concourant à un déséquilibre global.

Le rythme de la pièce est tantôt lent, tantôt inconséquent : le spectacle, de presque 3h, n’aurait pas forcément mérité plus court  mais aurait surtout gagné en étant plus dense. La faute aussi à cette dramaturgie un peu lisse, à cette réécriture ou à la traduction des auteurs David Bobée et Pascal Colin, trop triviale, banale ou des lieux communs sont enchainés. Le texte original de Pomerance n’était certes pas lui-même d’une géniale vivacité mais la version Colin/Bobée n’offre, elle, aux comédiens qu’un texte faible et sans souffle à “interpréter” et souffre d’un manque de modernité, de davantage de lisibilité dans sa critique des classes dominantes (par exemple, la brute épaisse propriétaire du monstre comme directeur et les médecins zélés et faussement humanistes de l’hôpital recueillant Elephant Man). Au passage, petite remarque en aparté : on finit par croire que, décidément, les collaborations de Bobée avec Pascal Colin offrent au metteur en scène de Lucrèce Borgia et de Peer Gynt ses plus mauvais spectacles… On va finir par se méfier lors de leur prochaine collaboration…

Mon élephant à moi, lui suffoquait-elle à l’oreille, le cœur encore offert à Jack l’éventreur

Longueur donc… Manque de rythme, et comédiens à la peine : la faute aussi à une trop grande place offerte aux espaces circassiens, dont on connait le goût de Bobée, mais qui ici s’éternisent et s’insèrent sans véritable lien ni sens dans le récit. La contorsionniste, par exemple, éventrée par un Jack l’éventreur assez bon, occupe l’espace seule pendant un temps qui semble infini, sans qu’on ne comprenne bien les motifs de cette parenthèse. Les contours pops, entre musique en sourdine très appuyée et permanente, surlignant l’émotion qu’une dramaturgie faiblarde ne parvient pas seule à provoquer, et les projections vidéos un peu grossières, qu’on retrouverait d’habitude dans les concerts des popstars modernes, donnent à l’œuvre des allures de spectacle purement formel, gommant les intentions politiques ou sociétales, aux résonances contemporaines. Finalement, cet Elephant Man apparait davantage comme un paquet à la forme alléchante, acidulée et spectaculaire, communiquant autour du “trasho-paillette” qu’inspirent les têtes d’affiche, que comme une relecture moderne du texte, révélant les équilibres sans cesse remis en question d’une société fardée de discriminations diffuses, à tous ses niveaux, exercées par des groupes sociaux plus ou moins conscients de leurs oppressions et de leur vision du monde réduite à leur prisme.

On connaît l’intérêt de David Bobée pour les êtres cabossés, les groupes hors cadre et les individus refusant la norme. Son œuvre entière est régulièrement clairsemée de pièces s’y consacrant ; son approche de certaines autres pièces, parfois, y met même une loupe très politique : c’est tout l’engagement de cet artiste. Mettre au cœur l’amour des êtres différents et redonner place au marginaux ou à ceux qu’on voudrait étiqueter comme tel et révéler, dénoncer ou agiter les phénomènes de dominations d’une société qui peine à suivre sa propre évolution. De “Lucrèce Borgia” à “Peer Gynt“, en passant par “Viril” ou son feuilleton au Festival d’Avignon “Mesdames Messieurs et le reste du monde“, son approche artistique colle à ses valeurs humanistes et progressistes : sa rencontre avec Elephant Man en était une étape évidente, elle aurait pu faire mouche. Pour autant, la naïveté du texte, ne permettant pas aux comédiens de s’en saisir, fait s’effondrer toute intention. On a de la peine pour Béatrice Dalle, qui traverse la pièce un peu perdue, fantomatique et sans aucun relief (un comble), débitant quelques répliques inconsistantes sans pouvoir se saisir d’une quelconque aspérité pour offrir le jeu de cœur et de tripes dont elle est capable. Les seconds rôles ont peu de relief et la scénographie, certes assez habile et esthétique dans ses trois premiers quarts, finit par accoucher d’une dernière partie peu spectaculaire, faisant place à une curieuse cathédrale de tubes perdue au cœur de la chambre de l’hôpital et offrant une image au final peu spectaculaire.

Ni glauque, ni malaisant, ni enflammé, ni suffisamment engagé, cet Elephant Man navigue finalement entre deux eaux, restant trop propre et sage pour susciter l’émotion ou la colère : ne reste de cet hymne à la tolérance, auquel se mêle un regard critique politique ici un peu essoufflé, qu’une impression de décalage entre son intention et son apparence… à l’image de son monstrueux personnage finalement.

PS : “Je ne suis pas un être humain, je suis un animal” crie l’Elephant Man de Bobée dans la bouche de Joey Starr, inversant la célèbre phrase, comme pour justifier la liberté de s’accepter comme hors du cadre, comme aspérité informe du monde, et exhorter celui-ci à embrasser les monstres de la société tels qu’ils sont. Une petite perle du texte, du projet, hélas noyée dans cet ensemble fragile : on aurait aimé y lire, tout du long, la même force provocatrice et politique que dans l’inversion symbolique de cette tirade mythique.

Vu aux Folies Bergère en septembre 2019