Note : ♥♥♥
par
Rick Panegy
” Des Arbres à Abattre”
En adaptant “La cerisaie” d’Anton Tchekov, Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d’Avignon à partir de septembre 2022, entend évoquer l’ordre mouvant de notre monde, sa lente mais certaine évolution, vers une redéfinition de ses lignes sociétales et économiques. L’ensemble est mené moderato andantino, faisant écho à l’inéluctable marche du monde. Non dénuée de multiples défauts, sa Cerisaie reste toutefois une belle œuvre porteuse de sens.
Pensons d’abord aux scories qui entachent le spectacle… Ici, quelques lustres étranges sur des rails discrets, là, des chaises alignées puis entassées (celles des anciens gradins de la Cour d’Honneur, tout juste changés cette année) ; et sur une plateforme mouvante, un groupe de musiciens scandent les scènes de ponctuations pop plus ou moins maladroites. Tout est un peu épars, tout semble se détacher de tout. Et au milieu de tout cela, une troupe d’une dizaine de comédiens, qui campent la galerie de personnages de La Cerisaie, sans jamais quitter le plateau, s’éparpillant sur toute la scène dans une dispersion parfois désagréable. Un peu perdue au milieu de l’immense Cour d’Honneur du Palais des Papes, cette Cerisaie manque donc de prime abord de rythme, de densité, de cohérence. Cette scénographie, et cette mise en scène, bourrées toutes deux de symboles (nous y reviendrons) manquent à leur première rencontre d’impact et de force. Cette troupe aussi, parlons-en tout de suite, ne satisfait qu’en partie : si la plupart des comédiens sont bons, Adama Diop en tête, l’ensemble manque parfois de cohésion, et (la faute à Rodrigues surement) à certains instants il nous semble que chaque comédien joue seul (tout cela prend toutefois davantage corps dans la seconde moitié)… Le vrai bémol restant la présence d’Isabelle Huppert, qui cabotine la plupart du temps et qui ne trouve pas sa place au milieu du groupe. “La Cerisaie” n’étant pas une pièce à personnage central (et si il en fallait un, ce ne serait pas Lioubov), la présence d’une immense star comme Isabelle Huppert, attirant regard et lumière, n’est pas la meilleure des idées, à moins que la star en question ne soit capable de se fondre dans le groupe -ce qui n’est pas le cas-, à moins de faire de son personnage, en adaptant le texte, le personnage central -ce qui n’est pas le cas non plus-. Voilà qui déçoit, se dit-on… Surtout qu’à l’écoute du texte, nous peinons longtemps à y entendre Tchekov, son cynisme ou son rythme. De ce récit qui exprime la fin d’une époque, et l’incapacité d’une famille bourgeoise à voir le monde changer, son refus d’accepter l’émancipation de ceux qui étaient auparavant dominés, de ce récit qui exprime la montée d’une industrialisation qui va bouleverser l’économie et ses schémas, ce récit qui observe la naissance d’un certain capitalisme, de ce texte qui observe les destinées croisées et inégales des générations, à la confrontation de ces mutations, de ce Tchekov-là, donc, nous ne percevons au départ qu’une torsion du texte, qui semble affaiblir ou affadir le propos… Une banalisation esthétisée de ce que décrit Tchekov de son temps en somme, alors même qu’il nous semblait que Rodrigues voulait en faire le calque des mutations identiques qu’observe notre époque…

C’est quoi ce bordel ?! C’est ça votre modernité, votre changement ?
Au fur et à mesure que la pièce avance pourtant, ce lent mais certain mouvement du monde qu’évoque la dernière œuvre de Tchekov finit par résonner avec ce rythme moderato imposé par Tiago Rodrigues. Car le metteur en scène parvient, à force de patience, à faire entendre le texte de Tchekov, le coller à notre époque : il y ôte toutefois tout cynisme, et prend de la distance sur l’évolution du monde et ses transitions, sans prendre parti mais en observant la force tranquille de l’inéluctabilité du changement, de l’émancipation des opprimés à la chute des dominants. Le temps s’écoule, et il draine avec lui les instants du monde qui s’efface peu à peu, qui laisse place à d’autres références, d’autres départs : la Cerisaie disparaitra, notre monde aussi, et ce n’est pas grave.
La scénographie, très chargée en symboles, nous le disions, peine à donner réellement corps au propos mais le tout sera peut-être plus efficace dans une autre salle, plus favorable à l’intime, en tournée. Ici, dans la Cour, les lustres, mélange de modernité et de passé, mêlant le design contemporain avec de vieux candélabres, affichent en permanence la confrontation des deux époques ; les rails sur lesquels ils évoluent, informent subtilement de l’installation d’un nouveau capitalisme qui prend place au cœur de la Cerisaie, le chemin de fer prend son essor, la Cerisaie en est piétinée. Cette Cerisaie, que les sièges alignés sur scène représentent, s’efface progressivement sous nos yeux : les sièges finissent par être entassés, comme on déracine les arbres de la Cerisaie. Ce sont les vieux sièges de la Cour d’honneur qu’on jette, comme on tourne la page : ils ont fait leur temps, comme ce monde observe l’une de ces phases s’éteindre…
Enfin, si il manque à cette Cerisaie l’émotion douce dont nous avait habitués le futur directeur du Festival d’Avignon dans ses précédents spectacles, il y demeure un certain appel à l’apaisement des passions et à la réconciliation avec le Temps et l’Histoire, et avec la marche logique du monde.
Vu au Festival d’Avignon – Juillet 2021