[Spectacle – Théâtre] Hamlet de Luca Giacomoni

♥♥

par

Rick Panegy

“Aux frontières du réel”

Après son adaptation de l’Iliade en 2016, où le metteur en scène avait déjà développé l’art du travail mêlant professionnels et amateurs, Luca Giacomoni se lance dans une version d’Hamlet un peu étirée et manquant parfois d’ampleur, bien que creusant un concept très subtil et intéressant autour des expériences, du réel, de la porosité entre l’expérience du fait et celle de l’illusion. Si Shakespeare questionne le mensonge ou l’hypocrisie notamment, Giacomoni préfère fouiller l’indicible, fusionner la frontière qui limite la raison de la folie : enrôlant dans sa troupe des amateurs ayant eu des expériences “psychotiques”, le parcours même de ces comédiens amateurs résonne avec le destin de ce prince du Danemark, confronté aux spectres et aux révélations, aux confins de ce qu’on définirait ici ou là comme folie.

Belles idées donc que ce casting alternatif et cette lecture décalée de la pièce, qui s’affichent alors dans une parfaite cohérence avec le sujet : sur scène c’est un autre Hamlet, qui nous invite à comprendre Shakespeare autrement. Mais c’est un Hamlet peut-être trop “autre” : trop inscrit dans une modernité banale, dans un esprit de la rue saltimbanque et trivial -des éléments de décors aux costumes- où tout fait écho à la platitude du quotidien. Hamlet disparait ici de son écrin de personnage “à part” : il était à part du commun, à part de la famille royale, à part du destin qui lui était normalement dû… Cet Hamlet là, sous Giacomoni, disparait, s’invisibilise derrière les atours d’une quasi modestie et d’une simplicité raisonnable et conforme…

On peine parfois à entendre les voix des comédiens, dont la diction et la prosodie sont tout de même, souvent, trop peu maitrisées pour ne pas en être gêné. Et cet immense plateau, théâtre de tréteaux où rien ne sort, rien ne change, fait se perdre dans un bric à brac encombrant l’aventure spirituelle : cet Hamlet manque d’élévation et de souffle. Et ces aspect flottant gâche la belle et réfléchie intention.

C’est ce qu’on regrette ici. Car cela-même qui empêche aurait pu être précisément la qualité originale de cet Hamlet “aux frontières du réel” : tout ici y est “terre à terre”, les choix artistiques sont bruns, telluriques, ils font peser le pragmatique et le tangible ; le sable, l’eau côtoient sur le plateau les objets du banal, des distractions matérielles ou pratiques (un piano, un miroir, un sceau…). Tout ramène cet Hamlet au concret, aux bornes d’une vie du palpable tandis qu’autour de ces personnages ancrés dans le réel –nous ?– foisonnent l’impalpable et le spirituel : les spectres et les visions en sont-ils donc vraiment ? Ou ne sont-ils que l’expression d’une autre réalité, loin de la folie, feinte ou réelle ? Et si, enfin, à l’instar ces personnages mimant quelque part l’expérience des comédiens amateurs, la rencontre avec ce qu’on enferme dans le psychique, le psychotique ou le mystique n’était qu’une rencontre avec un autre aspect d’une réalité qu’on ignore trop ? Cet Hamlet-là n’a rien de danois, n’a que peu de shakespearien, il se veut ancré dans l’ambiguïté de notre contemporanéité. Il aurait pu faire mouche mais s’est abimé dans la représentation de son concept…

Vu au Monfort dans le cadre du Festival d’Automne – Septembre 2021