Vu au Festival d'Avignon 2019
Tout commence par le déracinement d’un masque qui, tel un artefact nostalgique étranger au corps, ne s’élance plus vers les cieux mais se rabougrit dans le confort du fauteuil, neutralisant la possibilité même de toute incarnation et de toute complaisance folkloriste. Au rebours de l’accueil sévère réservé par la presse au spectacle de Faustin Linyekula, qui multiplie les procès d’intention et trahit une absence douteuse de conceptualisation, nous signalerons d’entrée que cette « Histoire(s) du théâtre II » constitue le grand rendez-vous manqué de la critique en cette 73e édition du Festival d’Avignon. Ce spectacle passionnant prolonge directement les expérimentations documentaires de Milo Rau sans en émousser la rigueur déconstructiviste. Il radicalise même sa démarche par une postdramacité de fortune qui active (plus que toutes les allégories limpides du festival) cette noble conscience critique permise par un théâtre qui ne cède pas (comme Rau pouvait le faire avec talent dans « La Reprise ») à une pulvérisation explicite du récit par les médiums, à une traduction flagrante de sa défaillance représentative.
Offrir une suite problématique à « La Reprise » donne paradoxalement beaucoup de sens à ce que pourrait être cette nébuleuse « Histoire(s) du théâtre » qui parlait au départ de la scène sans en avoir l’air, dans une perspective esthétique et métaphorique chez Milo Rau (avec l’apport du texte de Mouawad entre-autres), et qui s’attache cette fois à un évènement proprement spectaculaire puisé dans l’histoire post-coloniale (la création du ballet national du Zaïre.) De l’innommable criminel à cette danse dictatoriale qui renie la complexité identitaire et spectralise les corps, s’esquisse un même intérêt pour les points aveugles et anti-dramatiques de l’Histoire qui mettent l’éthique et l’esthétique théâtrale à l’épreuve. L’anti-théâtralisation événementielle qu’a initiée Milo Rau prend ici une signification politique et philosophique encore plus forte : par le rapport critique constant que la scène entretient avec le fait et par l’effilochage balbutiant des récits (qui sont pourtant le fond de commerce spectaculaire de Linyekula), c’est la conception même de la scène comme fabrique épique qui se perd, tandis que triomphe un nouveau mythe proprement théâtral de l’Histoire. A l’heure où le scepticisme postmoderne enterre les vertus scientifiques d’un récit impur et partial, contré par la micro-histoire des uns et l’anachronisme des autres, la grande et minuscule « Histoire(s) du théâtre » prouve que c’est dans le choc irradiant des mots et des corps que réside la possibilité d’une épiphanie, dans cette mise au présent insatisfaite d’un passé qui, de toute façon, échappe toujours à l’intellection cornée d’une narration livresque.

(c) C. Raynaud de Lage
La simplicité confondante du dispositif choisi par Faustin Linyekula (qui se passe visiblement de scénographe) est peu proportionnelle au vertige intellectuel qu’il ne cesse de provoquer. Utilisant un praticable comme lieu de réhabilitation potentielle du ballet à venir, le metteur en scène pulvérise les balises morales d’un théâtre qui veut habituellement distinguer le vrai du faux. Cette scénographie métathéâtrale inverse de fait notre horizon d’attente : la méta-scène n’est plus le lieu de l’illusion mais celui d’une éventuelle vérité où les personnages se livrent intimement et font bailler l’élan mimétique et la chorégraphie boiteuse de leurs corps, tandis que le plateau au pourtour constitue un espace plus artificiel, où les bateleurs viennent vanter les bienfaits thérapeutiques de leurs histoires et où les spectateurs internes, vaguement fascinés par le mythe national, sont pour leur part en pure représentation. L’inflexion de cette philosophie scénographique, maintes fois reprisée de Shakespeare à Pirandello, bafoue alors tout un règne de représentations et toute percée efficace du théâtre dans le réel. Par les béances de sa traduction également, par l’écart entre l’écran en surplomb et les corps en délicatesse, le théâtre de Linyekula contrecarre une certaine conception totalitaire de l’art, de cette persuasion venimeuse qui anime les bonnes intentions du metteur en scène (disant à plusieurs reprises vouloir « raconter une histoire plusieurs fois pour qu’elle se fasse entendre ) à ce folklore faussement engageant que Mobutu souhaite rabibocher. La vieille poursuite lumineuse (qui semble dater de 1974) est une focale narrative illusoire, avec laquelle le metteur en scène (Oscar Van Rompay) ne parvient plus à circonscrire le récit et les corps contraires (politisés et politiques) qui le déchirent. L’instrument optique n’est plus qu’une baladeuse en errance, matérialisant à lui-seul la politique défigurante de ce rudimentaire théâtre documentaire, où la chute des nombreux cadres culturels s’active par une convention anti-spectaculaire et une composition filandreuse, échouant habilement à faire de la scène ce miroir grossissant prôné par les douteux reconstituteurs.
Étrange que le théâtre africain soit toujours accusé de folklore et de naïveté lorsque qu’il fait preuve d’une belle audace esthétique et éthique. Si la pulvérisation poétique des écrivains noirs a toujours été déconsidérée au XXe siècle par rapport aux collages d’Apollinaire, on se dit que la modernité, censée être du côté du contingent et du relatif, demeure au fond une petite fierté nationale et que même au Festival d’Avignon, où cette pièce se joue devant une assemblée clairsemée, il reste beaucoup à faire pour que la réception d’un spectacle ne demeure pas aveugle à l’ironie subtile d’un dispositif.
Pierre Lesquelen
En tournée :
- – 5 au 10 mars 2020, NTGent, Gand (Belgique)
- – 13 et 14 mars 2020, Kaaitheater, Bruxelles (Belgique)
- – 25 mars 2020, Rotterdamse Schouwburg (Pays-Bas)
- – 27 et 28 mars 2020, NTGent, Gand (Belgique)
- – 4 avril 2020, Stadsschouwburg, Amsterdam (Pays-Bas)
- – 17 et 18 mai 2020, Künstlerhaus Mousonturm, Francfort (Allemagne)
- – 21 au 23 mai 2020, Wiener Festwochen, Vienne (Autriche)