Vu au Théâtre Dijon Bourgogne dans le cadre du Festival Théâtre en Mai pour IO-Gazette. Festival d'Avignon 2019
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Ça déborde. Tout est pléthorique. Presque vertigineux. L’apaisement absent. L’épique, lui, dans ce « Sous d’autres cieux » ambitieux, se décline à tout niveau… L’aventure sans répit ni paix s’y étale partout, avec une absence de discrétion assumée à chaque recoin, les migrations et les destins mis en mouvement en ligne de mire. Parfois trop dense, trop bavard, avec probablement un léger étirement qui pollue l’ensemble.
La nouvelle création (après “Ceux qui errent ne se trompent pas” en 2016 déjà à Avignon) de Maëlle Poésy prend la route de l’épopée : celle d’Énée, version « Énéide » de Virgile, est réécrite pour l’occasion par son collaborateur fidèle, Kevin Keiss. Habilement, l’auteur a changé la chronologie du récit, de sorte que la partition est ici théâtralement lisible, permettant une dramaturgie plus adaptée à la représentation. Car du texte d’Enée, éminemment narratif, il fallait parvenir à éviter l’écueil d’une interminable logorrhée. En réécrivant la chronologie du parcours d’Énée, de la défaite troyenne à la perspective romaine, en passant par les enfers ou Carthage, Keiss donne à l’épopée des contours narratifs plus contemporains, presque romanesques, voire cinématographiques. Il n’évite pas cependant le name-dropping intensif du récit latin, qu’on aurait préféré allégé des mille noms qui flottent tout au long de la pièce, rendant plus opaque un texte déjà bien dense. Le travail de Keiss est aidé par la mise en scène dynamique de Poésy, qui décharge le poids des mots par le mouvement, s’aventurant à plusieurs instants chorégraphiques collectifs, lesquels représentent les voyages et les intermèdes mouvementés d’Énée et des siens sur la mer ou les plaines ; voilà qui offre un point de vue physique et sensoriel au feuilleton mythologique, bien qu’on regrette que ces instants chorégraphiés soient un peu trop appuyées, ou symboliquement surlignées. La direction d’acteurs vacille, aussi, entre la déclamation face public et dialogue : un peu à cheval entre deux styles, la mise en scène est alors parfois touffue.
Le titre, « Sous d’autres cieux », révèle tout autant que la mise en scène mouvementée le parti pris de Poésy : de l’« Énéide », il faudra tirer aujourd’hui les destinées bousculées et chaotiques modernes, celles qui poussent les hommes à fuir, comme Énée fuit Troie. Celles qui éloignent les hommes d’ici et les mènent là-bas, et inversement. Un monde de migrations, d’arrachement à sa terre, souvent subi, émaillés de décès et de fatigue. Un monde de voyages sans destinations arrêtées, jusqu’à trouver là-bas, sous d’autres cieux donc, ce qui a disparu chez soi. Un monde aux lignes mouvantes et aux mémoires déformées. Si les destinées modernes tragiques résonnent forcément, et ce n’est sous pas fortuit, jamais Poésy n’y plonge réellement, restant un peu trop collée au récit d’origine, et reflétant une certaines prudence dans l’adaptation orientée vers notre contemporanéité. De cour à jardin, en passant par un fond de scène démultiplié en double plateau, avec sous-sol et baie vitrée, les espaces pullulent. Les mots pleuvent, sans pause, les langues se multiplient, les dieux fréquentent les hommes, la mort et l’amour s’affrontent. Les lieux font irruption ici et là quand le temps s’étire ou se resserre. La danse surgit. Et les espoirs succèdent aux déchéances, partout et sans cesse, quand les lumières et la musique gonflent l’aventure ; « Sous d’autres cieux » ressemble alors à ces destins tragiques contemporains, faits d’exils et d’espoirs, d’échecs et de survies, lorsque au plus profond du déséquilibre naît la nécessaire issue, fût-elle dans un ailleurs.
Rick Panegy