[Festival d’Avignon 2018 – Critique] Théâtre / La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) / Milo Rau

En revenant sur le crime homophobe d’Ishane Jarfi, et en le reconstituant sur le plateau avec un hyper-réalisme déroutant, Milo Rau se saisit, une fois encore, de la violence ordinaire et anecdotique pour explorer l’acte de théâtre, et questionner la représentativité de la violence, sonder les limites de l’acte performatif et fouille, au creux de son art politique et expérimental, la frontière entre le réel et la reproduction du réel. Fascinant.

En 2012, l’assassinat d’Ihsane Jarfi, homosexuel, aux alentours de Liège, par un groupe de jeunes gens secoue la Belgique. Ce meurtre finira par définir à l’avenir les contours des crimes à caractère homophobe. Le futur directeur du Théâtre National de Gand, fondateur de l’IIPM (International Institut of Political Murder), adopte une fois encore un parti pris radical, faisant appel à l’intelligence du spectateur, au delà de ses sens ou de ses émotions. Le théâtre de Milo Rau, en effet, aspire à dépasser le cadre de l’affect. Pour cela, il ausculte les plus grands traumas populaires, nés de violences individuelles ou politiques et les livre à la réflexion -la sienne, et celle de son audience- : comment l’acte reproduit au théâtre peut-il en même temps révéler le réel et s’en détacher suffisamment pour permettre au spectateur d’obtenir une distance émotionnelle suffisante pour atteindre la pensée ? Déjà dans Les derniers jours de CeaucescuLe tribunal du CongoFive Easy Pieces ou Compassion, le metteur en scène explorait ces limites de la représentativité et la diffusion d’une distanciation face à la violence ordinaire par sa transformation en questionnement politique.

A l’origine, la procédure habituelle de travail du metteur en scène suisse : un travail de recherche approfondi, de rencontres avec les protagonistes des faits (qui feront l’objet du spectacle), un travail d’écriture en amont -comme une enquête- qui sera retranscrit sur scène avant la reproduction même du crime. Pour ce spectacle, Milo Rau et son équipe ont rencontré les parents de la victime, l’ex-petit ami de la victime, l’un des agresseurs en prison… Il importait au metteur en scène de pouvoir concilier avec l’accord et la vision des personnes concernées, comme une validation, afin de pouvoir dépasser la question de l’authenticité des faits pour glisser vers la légitimité de leur exploitation scénique. Enfin, un long casting et un processus de questionnements avec l’équipe : ce même pré-travail sera montré sur scène avant la reproduction même du crime.

Pourquoi ce long préambule sur le casting, cette insistance sur la monstration de la double face identité du personnage / métier de comédien ? Pourquoi cet appui sur le jeu, sur le “semblant”, sur le “brouillage” de la réalité par le jeu ? Sur la capacité d’un comédien à “interpréter”, à”dépasser les (ses) limites” ? Ce long préambule qui constitue une grosse moitié du spectacle n’existe qu’en préparation à la confrontation du spectateur avec la séquence du crime reproduit. Et n’existe que pour amorcer l’affrontement du spectateur à la violence de la scène du crime et à la scène finale qui apparaissent comme réelles sans pourtant l’être.

Concrètement, Milo Rau entame sa pièce par un long exposé sur le métier de comédien, faisant interpréter Shakespeare et faisant disparaître aussitôt l’ambiance du drame élisabéthain : d’emblée, il s’agit de montrer que tout est possiblement faux. La reproduction du crime homophobe qui suivra sera donc elle-même, bien qu’hyper-réaliste, une forme d’usurpation théâtralisée. Le crime et la violence évoqués sont pourtant, eux, réels, et leur révélation est nécessaire pour transcender l’art et ainsi questionner. C’est là que le politique surgit dans le théâtre de Rau.

La dernière scène défit le spectateur, après qu’il eut affronté la reproduction du crime pendant une longue séquence sourde qui s’étire pendant une petite demi-heure : confronté à la pendaison (factice?) d’un comédien, qui met en application un texte de Mouawad sur l’acte de mort du comédien au cours de la représentation, le public s’apprêtera-t-il à intervenir ou laissera-t-il le comédien mourir, paralysé par l’entreprise théâtrale de la représentation ?

La Reprise – Histoire(s) du théâtre (1) appelle ainsi par son propre titre à faire glisser du simple témoignage du crime à l’appréhension de la violence au regard de ce dont est capable le théâtre (et à sa mission intellectuelle et, par conséquent “politique” ou “moral”). Aussi, il est formidable d’observer l’authenticité d’une sensation, d’une émotion face à un meurtre (ici homophobe) et le questionnement politique qu’elle suscite alors même que nous n’observons pas la réalité.

Sur le plateau, la reconstitution de certaines scènes est subtilement construite par Milo Rau, utilisant la vidéo pour illustrer au sens premier le concept de superposition des récits (réels et représentés) : Sur la scène les comédiens jouent une scène qui est reproduite sur un écran derrière eux dans un autre décors : les mêmes actions sont alors visibles sur le plateau et sur l’écran, au geste prêt, dans un ailleurs et à un autre instant… Et pourtant, ces deux espaces (la scène et l’écran) sont tout deux des lieux de facticité, où il ne s’agit que de représenter. Manipulé, le spectateur tend à alors à se représenter les scènes montrées en vidéo sur les crans comme étant le réel, qu’un jeu sur la scène “représenterait” facticement : l’usage vidéo est alors ici bien autre chose qu’un simple artifice de mise en scène, il porte une densité sémantique remarquable, au point de provoquer le trouble recherché : quelle réalité ? Où est le théâtre , où est le témoignage ? où se situe le récit ? De quel ordre est-il ? Témoignage ou militant ?

Les comédiens, interprétant plusieurs rôles, tantôt “jouant” eux-mêmes, tantôt jouant le comédien qu’ils sont lors de leur casting, tantôt l’un des protagonistes réels de ce meurtre de 2012, sont tous remarquables d’exactitude et font basculer la représentation en acte collectif de réflexion dont ils seraient les maîtres de cérémonie et les révélateurs. Loin d’être misérabiliste, victimaire, ou moralisant, La Reprise est en même temps un instant de confrontation viscérale à la violence ordinaire -y compris l’anecdotique du fait divers-  et un espace de transcendance de la question de la cohabitation avec cette violence, politique ou sociétale. Cette double démarche accompagne, celle, fondamentale chez Rau, de la mission du théâtre, de sa capacité à définir les contours du réel de l’acte dans l’espace théâtral.

Beau. Et Passionnant.

la_reprise_hubert_amiel_022527nef

 

la_reprise

la_reprise_hubert_amiel_022585-nef

Rick Panegy

© Photos : Michel Devijver, Hubert Amiel,