Autour de plusieurs personnages confrontés à la solitude, Fabrice Murgia aborde le rapport des hommes à l’isolement et à la technologie. Ecran, internet, vidéos… tout pousse à aller vers l’autre mais tout force à s’enfermer. Notre peur de n’être, présenté au Festival d’Avignon 2014, propose une lecture philosophique et poétique de la question, dans un univers visuel très travaillé. Un spectacle beau et élégant mais peut-être un peu lourd à digérer.
L’un a perdu sa femme et s’enferme depuis ; une autre, jeune diplômée, affronte le monde du travail, et réalise qu’elle est “mortelle”… Plusieurs personnages se croisent, tous confrontés, directement ou indirectement, à la solitude : cet isolement, subi ou désiré, pousse chacun à des réactions plus ou moins opposées. On cherche à faire renouer l’autre à soi (une mère italienne un peu caricaturale) ou on espère être capable de ne plus avoir peur. On se retourne vers le passé, on savoure sa tranquillité… Murgia, jeune auteur belge, n’en a toujours pas fini avec la solitude : Dans Le Chagrin des Ogres, déjà, il abordait ce thème, qu’il définit lui-même comme une “obsession”. Ici, la solitude nait d’une hyperconnexion : le paradoxe est souligné maintes fois sur scène (les écrans, les caméras, les téléphones se succèdent) ! C’est de la lecture de Petite Poucette de Michel Serres, et de sa collaboration avec le philosophe que Fabrice Murgia développe ce projet. “La solitude est la photographie du monde, pourtant surpeuplé” disait Serres. Ici, Murgia embrasse le propos du penseur et n’assène aucun jugement sur cet isolement moderne. Au contraire, il semble vouloir montrer, entre fatalité et optimisme, que la civilisation est à l’aube d’une grande transformation. Né en 1983, Murgia lui-même n’est-il pas de cette génération qui a appris à vivre avec l’amplification de la technologie ?
Son spectacle, alors, est logiquement truffé de références technologiques : utilisation permanente de la vidéo sur scène, en direct ; d’un écran -comme au cinéma- qui couvre toute la scène, et à travers lequel on voit les acteurs ; utilisation d’effets numériques, de montage vidéo (on se retrouve dans les rues d’Avignon, qu’on aperçoit bientôt du ciel…). C’est assez beau, certes. Il y a indéniablement une certaine poésie, des allures de temps évaporé, à l’image de celui que vivent les personnages. Mais c’est assez appuyé, presque pesant, parfois.
Le texte, écrit par Murgia, est en effet à l’image de ceux de Michel Serres : intelligents, mais difficilement abordables, et souvent pompeux. En outre, l’impression d’un univers d’images, d’un ensemble très esthétique et très graphique donne au fond des allures d’illustration, on aurait peut-être préféré le contraire. Le propos est écrasé par l’image… Quoi qu’il en soit, il est impossible de ne pas reconnaitre en Murgia un metteur en scène doué d’une capacité à créer une ambiance, un faiseur d’images remarquable, un maestro de la composition. Son théâtre, à la croisée du cinéma et de la philosophie est à mi-chemin entre Godard et Amélie Poulain, un grand écart particulier.
Dans L’Innomable de Beckett, on lisait “je suis libre, abandonnée” : Notre peur de n’être, derrière le constat d’une génération intimidée, doublement frappée par la question de l’existence dans le monde (naître) et celle de la survie dans ce même monde (n’être plus), termine sur un espoir : trouver dans l’abandon la possible liberté. Certains suivent l’auteur belge dans ce voyage aux allures quasi-surréalistes, d’autres se perdent dans ce dédale de pensées et de portes tourbillonnantes sur scènes.
Rick Panegy