[Spectacle] Fraternité, conte fantastique de Caroline Guiela Nguyen

Note : ♥♥

par

Rick Panegy

“Frères de larmes”

Fraternité, Conte Fantastique“, deuxième volet du nouveau cycle “Fraternité” de Caroline Guiela Nguyen, utilise les ressorts chers à la metteuse en scène, du mélodrame au goût du récit, en passant par une scénographie très visuelle et cinématographique, et par un travail de plateau avec des comédiens professionnels et amateurs. Toujours très enclin au pathos, le spectacle séduit d’emblée le public par l’émotion qu’il procure mais déçoit par son écriture notamment.

Après le succès de son lacrymal “Saigon“, en 2017, dont elle tira un livre, puis un court-métrage, Caroline Guiela Nguyen entame un cycle de 4 chapitres autour du concept de Fraternité. Le premier, un court-métrage “Les Engloutis“, tourné à la Maison centrale d’Arles, avec les détenus, fouille l’absence et le temps qui passe : 40 ans après, des personnes retournent chez elles, et découvrent des messages de leurs proches. Ce deuxième chapitre “Fraternité, conte Fantastique” étire le concept, mais l’inverse. Dans cette fiction, la moitié de l’humanité a disparu suite à une éclipse, et c’est du point de vue de ceux qui restent que se place le récit : les survivants, rassemblés dans des Centres de consolation, laissent des messages aux “disparus” dans l’espoir de leur retour. Autour de cette base SF, Caroline Guiela Nguyen distille ici et là d’autres éléments de sciences-fiction, dont elle ne s’empare hélas pas vraiment, laissant à son spectacle un immense goût d’inachevé de ce point de vue. Les éléments SF ne sont en effet ici que des postulats pour l’artiste, un socle pour dérouler son travail autour du rapport à l’autre, au temps et à l’absence, qui restent toujours les éléments centraux de son travail. Mais en les intégrant avec autant de force à son spectacle, de la scénographie aux éléments fondateurs qui font évoluer son conte, Caroline Giuela Nguyen n’a pas pu éviter l’écueil d’un manque de cohérence à ce niveau…

Passée cette frustration, que tirons-nous de ce “Fraternité, conte Fantastique” (dans lequel vous ne trouverez rien du genre fantastique ceci dit…ni elfes, ni loup-garous, ni horla, ni poudre magique…) ? Ne nions pas le plaisir, celui, immédiat, d’un théâtre qui fait image, qui nourrit l’espace et s’empare des possibilités qu’offre une scène : c’est un spectacle qui ne contourne pas le détail, et qui s’empare de sa durée et du plateau avec générosité. Et c’est un spectacle qui se concentre, on s’en réjouit, à donner de l’épaisseur aux personnages, à construire leur parcours, leur singularité : chacun des nombreux protagonistes est traité avec le soin particulier de donner corps à son histoire, à son rapport à l’absence et au deuil. Du point de vue de l’exploration des nuances et de la complexité de la psychologie, le regard que porte Guiela Nguyen révèle une finesse appréciable et remarquable.

Wesh, ton cœur bat à 5 pulsations par minute là, faut te calmer sinon la Terre s’arrête mon vieux !

La qualité du travail de recherche de l’artiste sur ces questions du deuil, de l’absence ou de l’accompagnement, ses rencontres avec des spécialistes ou des personnes impliquées sur le terrain, ont nourri son spectacle très visiblement. C’est une qualité indéniable qui fait mouche chez beaucoup de spectateurs, accordant crédit aux réactions et aux émotions affichées par les personnages au fur et à mesure que l’intrigue avance. L’ensemble, très visuel -on apprécie le travail des lumières, des décors- rend très accessible la proposition : l’esprit “cinéma”, à l’instar de son “Saigon“, comme si tout se déroulait sur un écran, permet d’affronter la proposition théâtrale, pour beaucoup, avec plus de facilité : c’est pourtant, regrettons-le, un procédé qui met assez à distance, qui semble fermer la scène dans une “boite”. Heureusement, Caroline Guiela Nguyen parvient parfois, par les sujets choisis et par son goût de l’émotion, à briser l’hermétisme que sa mise en scène implique par nature…

Si les comédiens, tantôt amateurs, tantôt professionnels, donnent à l’ensemble un équilibre bancal -les prestations, inégales, font parfois sortir le spectateur de la projection de soi qui s’était installée-, c’est surtout la qualité littéraire du texte qui pêche, et qui reste en-deçà de l’ambition affichée de cette proposition. D’abord écrit par Caroline Guiela Nguyen, à la manière d’un récit, le projet fut par la suite travaillé avec les comédiens : de ce travail de lecture collective du projet littéraire d’origine en est sorti le texte de la pièce, coécrit, donc, avec les comédiens. Pensons qu’une ambition plus poussée du point de vue de la réécriture aurait permis d’éviter la médiocrité de beaucoup de dialogues, qui ne penchent jamais ni du côté du vrai ni du côté du poétique. La sincérité ou l’authenticité peut-être recherchées en laissant les comédiens, pro ou amateur, participer à l’écriture n’est probablement pas la meilleure solution : l’artiste semble, en effet, guidée par le souhait primordial de donner à ses créations tous les leviers pour permettre l’authenticité, le vrai, l’émotion, la sincérité, l’honnêteté ; et son “Fraternité conte fantastique” en pâtit lourdement. Dommage, car il y a une vraie rencontre avec le public, et dans le travail, un véritable engagement de l’auteur.

Il y a, aussi -saluons-le- deux éléments tout à fait remarquables dans le travail de Guiela Nguyen, qu’il semble bon de souligner dans un paysage du spectacle vivant contemporain souvent trop politique, trop militant, trop moral, parfois trop agressif : le retour et le goût du récit d’une part, qu’il fait plaisir de retrouver ; et l’attachement de cette artiste à concentrer son travail autour de l’émotion et de l’absence, comme levier d’analyse du monde, ce qui n’est pas moins noble que la réflexion et l’intellectualisation permanente. Il faudrait toutefois parvenir à travailler sur ce thème sans avoir recours à la mise en application systématique de leviers qui produisent une émotion, via un pathos immédiat.

Vu au Festival d’Avignon – Juillet 2021