[Festival d’Avignon 2018 – Critique] Théâtre / Joueurs, Mao II, Les Noms / Julien Gosselin / Don DeLillo

Julien Gosselin défie une nouvelle fois Chronos, non content d’avoir déjà étiré ses excellentes Particules élémentaires et d’avoir dépassé les 10h avec le non moins excellent 2066. Ce coup-ci, 10h. Rebelote la démesure, en prenant trois ouvrages de l’auteur américain Don DeLillo. Mais aucune pause. Les spectateurs peuvent entrer et sortir librement de la salle, c’est dire à quel point ce qui se joue sur scène de manière isolée n’est pas l’objectif de cette entreprise monumentale…Dans ce Les Joueurs, Mao II les noms, c’est le tout qui porte le sens, indépendamment des parties qui le composent.

Des instants manquables donc, qui participent d’une overdose générale : trop dense, trop abscons, trop sous tension, trop long, trop épuisant. Joueurs, Mao II, Les Noms épuise le spectateur et rend presque inaccessible les propos et le travail, pourtant remarquable d’écriture et d’entreprise scénique. La réécriture et la mise en relation des trois romans de Don DeLillo est, comme à l’habitude chez Gosselin, (qu’on avait vu habile dans sa manière de redonner corps et sens aux romans adaptés de Houellebecq ou de Bolano) d’une impressionnante virtuosité. Il serait absurde de nier la qualité du travail d’écriture et dramaturgique de la pièce, qui invite à plonger entièrement, sans entrave, dans le tourbillon d’un monde où l’argent, le pouvoir, la place de l’être au cœur de ce magma informe de torpeurs et de cris silencieux font vriller l’individu dans un tourbillon effrayant.

Car l’entreprise du théâtre de Gosselin, et davantage encore dans ce spectacle, est bien de mettre en route la machine d’un théâtre du vertige, où tout contribue de ce sentiment d’un abîme, d’un gouffre qui vous attire dans un chaos inextricable, inévitable. Une situation d’inconfort qui agrippe, qui oppresse et plonge le spectateur dans un vortex de bruit, d’images et de fureur à l’instar de ce que vomit le monde. Sur scène, les parois, les boites de structures métalliques, les espaces confinés et ceux démesurés, les hors-champs, les écrans, font naître en même temps le sentiment d’être contenu dans un destin collectif tragique et inéluctable du monde et en même temps celui d’être laisser à l’écart, des mots et des espaces.

De l’écriture, qui fait la place belle aux dialogues, ou aux longs monologues, (jusqu’à une heure sans interruption de soliloque au bout de 9h de spectacle), jusqu’à la direction des comédiens, débordants (jusqu’au hurlement, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la performance), en passant par la scénographie et l’occupation de l’espace (labyrinthique jusqu’au hors-champs, saturé d’images vidéo, occupé par une présence sonore continue), tout est encore une fois en même temps fascinant et répulsif. L’excès ici construit le gouffre.

Au terme d’un spectacle qui marie avec une incroyable perfection le sens de l’expression physique du vertige et la sensation d’écroulement et d’oppression, il en ressort l’impression ambiguë d’avoir vécu une expérience du malaise, riche d’un travail excessif qui nous dépasse. Gosselin avec Les joueurs, Mao II , Les Noms, a ajouté à son théâtre de vertige celui de la saturation. Il est parfois, cependant, des œuvres saturées qui vous étouffent et dont on savoure l’extraordinaire manœuvre et la perfide entreprise de sublimation du propos : sur ce spectacle de Gosselin, il faut accepter de lâcher-prise et de sombrer, corps affaibli, au côté du destin tragique des personnages et du monde qu’ils représente.

Rick Panegy

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© Christophe Raynaud de Lage