Note : ♥♥
par
Pierre Lesquelen
“Bavardages féroces”
Avec Abgrund, Maja Zade passe Ibsen à la centrifugeuse contemporaine et offre à Thomas Ostermeier une œuvrette naturalo-symboliste conçue comme une série télé culinaire. Tout est propre et maîtrisé. Qu’elle soit pleine de « MILCH » ou de mousse au chocolat, aucune casserole ne bave. Si l’abîme mortel s’immisce dans la diégèse appuyée et éculée battue au fouet satirique par la dramaturge de la Schaubüne, il ne déchire à aucun moment le tulle bien appliqué de la représentation, ne faisant advenir ni émotion, ni sidération. Si le tour de force dramatique consistait à produire une expérience aussi insensible que les âmes mortes qui s’affairent aux fourneaux, alors le pari est réussi.

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A force de vouloir re-politiser depuis plusieurs années la matière de ses drames, avec ce “gloubi-boulga” de bavardages féroces sur l’air du temps qui rappelle parfois Yasmina Réza, Ostermeier oublie d’envisager la politique de la représentation elle-même, qui ne peut être une stricte répétition sensible de l’expérience sociale. Au lieu de créer une quelconque étrangeté et une troublante conscience de l’abîme, le casque audio fiché sur nos oreilles nous coupe entièrement du théâtre, devenant un simple écran. Contrairement à l’« Intérieur » de Maeterlinck où des protagonistes bavards observaient le manège mutique et intrigant d’une famille ignorante de la mort qui les menace, « Abgrund » fait du tragique quotidien un pur ressort scénaristique où la « petite mort » ne se fait jamais attendre.
Vu au Théâtre Les Gémeaux / Sceaux - Octobre 2019