[Spectacle – Critique] Le Troisième Reich de Romeo Castellucci

Note : ♥♥

par

Pierre Lesquelen

“Adieu au Langage”

Contempler les choses, c’est finir par ne plus les voir » écrivait Hugo. Et contempler les mots alors ? Cela nous rend-il encore plus oublieux des choses ou au contraire totalement nostalgiques ?   C’est dans ce paradoxe optique et mental que nous place Romeo Castellucci dans sa nouvelle installation conçue pour l’espace théâtral. « Le Troisième Reich » (titre obliquement programmatique, comme toujours chez lui) est présentée en première Française au « Cabaret de curiosités » de Valenciennes dont l’édition 2021 fait la part belle aux « Véhémences. » Quelques symboles sont égrenés un peu lourdement en avant-scène avant l’expiation : une boucle d’oreille pendue à une chandelle, un tablier noir qui s’évanouit mystérieusement, un vinyle qui grésille, une colonne vertébrale rompue. Le dictionnaire désenchanté de la post-modernité vient ensuite carboniser ses pages. Pendant quarante-cinq minutes, des mots blancs (martelés par l’assourdissante mais sublime matière sonore de Scott Gibbons) surgissent dans la nuit noire à une vitesse effrayante, sans que l’œil n’ait le temps de les lire et de les suspendre.

`tu veux dire Verbis et celeritatem non ?

Des substantifs sans substance qui ne tissent entre eux aucun réseau de signification. Des fétiches désossés qui se succèdent avec pour seule logique éphémère celle de la forme (hiérarchie volumique, nombre de lettres, préfixes communs…).   A la fois intenable et hypnotique, la forme semble trop allégorique pour dérégler les sens. On se demande de plus pourquoi Castellucci, connu pour son usage anti-social et énigmatique d’une langue symboliste régénérée, en revienne à la politique datée de cette aventure langagière, qui voudrait nous faire éprouver un asservissement et une délectation coupables pour des signifiants rongés de l’intérieur. Un trouble salvateur subsiste toutefois. Car notre regard navigue entre deux rêves : s’abandonner à l’hypnose graphique de l’expérience ou au contraire vouloir arrêter la machine pour retrouver la possibilité de lire et de faire vibrer la lettre. Loin d’être des spectres évanouis, ces mots peuvent alors nous apparaître comme des lucioles résurgentes. Avons nous rongé l’os du langage ou avons-nous vu ressusciter sur l’écran noir de notre nuit trop blanche son spectre stroboscopique ? Voilà la question que laisse un jour plus tard l’installation de Castellucci qui sur le moment, il faut bien le dire, ne nous avait offert que des oreilles saignantes et des lunettes d’aveugles.

Vu dans le cadre du "Cabaret de Curiosité" / Scène Nationale de Valenciennes - Le Phénix