La danse comme exutoire, la musique comme alibi, le rire et la provocation comme outil. Coup Fatal n’en finit pas, pendant presque deux heures, de bousculer la morosité dans un optimisme effréné, contagieux et sain : du baroque de la vieille Europe aux rythmes africains de Kinshasa, du jazz au gospel, le spectacle offert par Alain Platel et Serge Kakudji offre au monde bien plus qu’un moment de joie, il dresse le constat implacable de l’optimisme inévitable : la culture ne mourra jamais.
De quel Coup Fatal en effet nous parle-t-on dans cette performance extraordinaire orchestrée par l’imprévisible chorégraphe belge, fondateur de la compagnie Les Ballets C de la B, si ce n’est de celui porté aux préjugés rétrogrades, aux idées réactionnaires, qui mettent en avant l’absurde idée du conservatisme et du cloisonnement, l’imbécile vœux de frontières hermétiques et de traditions immuables ? Un coup fatal porté sans fard et sans retenue aux idées belliqueuses et méprisantes de ceux qui admettent sans honte qu’il n’existe que la culture bourgeoise comme référence valable, et avec elle, l’obligation de la conserver telle quelle pour préserver ses racines… Ici, les frontières éclatent, les références s’entremêlent et, portée par la joie et le bonheur des musiciens, chanteurs et danseurs, c’est l’évidence qui jaillit : il n’y a d’autre alternative que le partage des cultures, il n’y a d’issue que le mélange. Autant embrasser l’inévitable et s’en saisir : rien ne meurt, tout prend forme dans une nouvelle naissance. La culture ne se cesse de se renouveler, laissons pleurer ceux qui ne veulent la conserver qu’ au musée, ils crieront au scandale…
Quatorze hommes sur scène, onze musiciens, deux choristes, un contre-ténor, tous danseurs : les balafons côtoient les likembe, les xylophones et les guitares électriques, les percussions en fil rouge continu. Et, autour des rythmes et des mouvements d’inspiration purement africaines (bassin, roulements…) surgissent les notes sensibles de Serge Kakudji, contre-ténor congolais, à l’origine de l’idée du spectacle, qui depuis 2008 travaille aussi avec Platel. Ces notes qui, a priori, auraient dû trancher avec l’ambiance africaine du plateau, s’y fondent pourtant parfaitement, grâce au travail de Fabrizio Cassol et de Rodriguez Vangama, à la direction musicale : Kakudji interprète en effet, entre autre -et avec une extrême sensibilité- des extraits d’Orphée et Eurydice de Gluck, ou de Rinaldo d’Haendel (superbe Lascia ch’io pianga)… Sans aucune rupture, ces références baroques et classiques sont transposées dans une ambiance musicale africaine : force est de constater que rien n’empêche ces univers différents de se juxtaposer jusqu’à la coexistence presque évidente !
Aux mouvements typiquement africains (effectués souvent avec humour) se greffent aussi quelques jaillissements chorégraphiques étonnants, presque émouvants : le rassemblement des tous les danseurs, autour de Kakudji interprétant J’ai perdu mon Eurydice accompagné de Vangama à la guitare électrique, est à ce titre un moment de grâce impressionnant : tous claudiquant, comme empêchés, ils se rejoignent autour du contre-ténor éploré, qui tourne le dos -pour ne pas voir son Eurydice ?- à son musicien. Sublime !
Ou encore, cet autre moment quasi-bouleversant : lorsque tous, après une chorégraphie “endiablée”, entament un gospel, allongés au sol. Les choristes Russell Tshiebua et Bule Mpanya livrent alors une version de Young gifted and black de Nina Simone dans une version gospel étirée jusqu’à l’interaction avec le public, le haranguant ainsi d’un refrain qui frôle l’hymne humaniste : il y a dans ce moment une émotion palpable qui clôture un long moment d’échange et de partage, ponctué d’éclat et de jaillissement chorégraphiques et musicaux.
Bien que Platel se garde d’une connotation politique trop prégnante, il y a dans ce Coup Fatal un sous-texte ostensible de cet ordre : côté cour et jardin, et en fond de scène, de longs rideaux composés de douilles dorées -auxquels le costume de militaire de Vangama fait écho- rappellent à la fois le contexte africain chargé de violences -guerres civiles, pirates ou juntes militaires- et, peut-être, un passé colonialiste. Traversés plusieurs fois par les performeurs, ces rideaux deviennent alors des frontières et des symboles brisés et abattus par l’élan collectif humaniste de l’ensemble.
Au delà du ravissement esthétique et de la joie qu’apporte cette proposition musicale et chorégraphique, Coup Fatal, l’indéniable coup de cœur du début du Festival d’Avignon, distille intelligemment un discours progressiste et solidaire, quasi-réformiste et indéniablement sage derrière l’euphorie communicative.
Rick Panegy