Autour de sa propre maternité, de son désir d’enfant, Rocio Molina offre avec son “Grito Pelao“, un émouvant chemin de danses, de chants, de mots et d’images, qui révèlent en réalité, plus que la relation mère-fille -au cœur du spectacle- la nécessaire résilience d’un être pour oser réaliser son parcours personnel. Derrière ce “cri à l’état pur”, il y a l’amour de soi, le refus du compromis avec soi-même, et un hurlement doux et chaleureux de bonheur et de fierté. Beau.
Sur un grand plateau vide, seulement bordé de sable et sur lequel un bassin carré occupe le centre, les images et projections de Carlos Marquerie inondent tout l’espace de couleurs. Tantôt bleues, tantôt roses, tantôt mimant des fêlures ou des éclairs, dessinant la colère ou la rage, l’amour ou l’apaisement, ces projections participent d’un ensemble aussi sensible que sensoriel. Il faudra que les projections finales montrent une échographie (du ventre de Rocio Molina elle-même?) pour que toute cette longue composition lyrique s’achève sur une ouverture vers le réel, un avenir apaisé. Car tout au long du spectacle, sur ces projections et autour, Rocio Molina fait vivre à son histoire le lyrisme des gens passionnés, des amours débordantes et des intempérances flamencas. Accompagnés de quatre musiciens côté jardin, de la chanteuse Silvia Perez Cruz et de sa propre mère Lola Cruz, à qui elle fait faire quelques pas de danse, la danseuse chorégraphe de Oro Viejo ou Caida del Cielo alterne avec eux des récits, des rires, des ballets entre voix et soléa flamenca. Elle y raconte, à travers les tableaux successifs, l’amour de son art, sa folie passionnelle pour le flamenco, son désir brûlant d’enfant, la force des liens de la maternité, et la résilience, cette étape nécessaire qui lui permit de se retrouver elle-même pour grandir, et s’assumer en femme lesbienne célibataire, avoir recours à la PMA, s’assumer femme et mère. Et danseuse.
Au fond, sur le mur, les paroles des chansons interprétées entre les solos de Molina par Perez Cruz défilent, crues, franches, adressant à l’enfant la joie de la mère en devenir, l’absence du père, le rapport au monde, et les douleurs et les motifs des possibles à venir. Silvia Perez Cruz vit les textes, échange avec l’artiste qui danse ses mots. Le ballet qu’offrent les deux femmes, sous les regards de la mère de Rocio Molina, bientôt grand-mère, naviguent dans une complicité qui dépasse le cadre de la représentation d’un spectacle de flamenco. C’est un moment d’intime que raconte Molina, avec les excès et le manque de distance que cela peut impliquer : les affects débordent, Rocio Molina, trop généreuse, veut tout dire, trop dire. Mais elle est de cette générosité des êtres et des artistes sincères, honnêtes, blessés ou guéris. Cette générosité maladroite et excessive qui nous emplit de bienveillance et compassion.
De la mort suggérée de sa propre mère à la naissance de l’enfant, de sa propre renaissance en mère (un final qui s’étire dans le bassin) à sa déclaration d’amour à son art, par des soléas tendues et acharnées, de ces instants de dialogues avec l’enfant à la communion avec la musique et la poésie, Rocio Molina fait de son Grito Pela un journal intime, une démarche nécessaire pour elle-même, et émeut par l’urgence à danser et à dire qu’elle respire.
Programmé en tourné jusqu’à la quasi-fin de sa grossesse, le spectacle verra le ventre de Rocio Molina s’arrondir, et ses capacités à danser se réduire. Mais, comme elle le fait déjà, elle continuera de danser, assise, cette danse qui fait partie d’elle-même comme son enfant est désormais également un prolongement d’elle-même : Grito Pelao est un manifeste, un cri, qui révèle au monde comment l’artiste a pu guérir de son rapport à l’absence d’enfant (“J’ai toujours détesté l’idée d’être mère”) et guérir de son amour incandescent pour la danse (“Pour danser, j’avais besoin de mettre mon corps dans une situation extrême, de franchir un frontière de douleur”). Grita Pelao nous offre une Rocio Molina à la rencontre de la quiétude, un état de grâce, de légèreté qui se mêle désormais, sans les effacer à la fierté et à la force indestructible de la danseuse espagnole.
Rick Panegy
Photos © Raynaud de Lage