Vu à La Villette. Festival 100 %. 22 au 24 mars 2019. "Belgian Rules Belgium Rules" : Voir infos.
De Magritte à Eddy Merckx, des diables rouges aux Noirauds de Bruxelles… Aucun grand écart n’effraie Jan Fabre et son Troubleyn, qui offre avec Belgian Rules Belgium Rules 4h de show graphiques et plastiques, historiques et patriotes. L’ironie en prime, et la moquerie en bandoulière. Beau et enthousiaste.
Certes, l’imagerie et l’esthétique de Jan Fabre est connue, voire vue et revue. Elle pourrait même paraître parfois assez datée désormais. Certes encore, la provocation du metteur en scène belge est aujourd’hui un peu vaine et, pour tout dire, plus franchement provocante… Mais le savoir faire de l’artiste, ses propositions graphiques et plastiques et son goût pour une certaine démesure (dramaturgique, esthétique, narrative ou symbolique) assurent en général une qualité sans faille à ses productions (on se souvient de ce Mount Olumpus mémorable). Belgian Rules Belgium Rules n’échappe pas à la règle : en explorant des siècles de Belgique, à travers un spectacle fleuve célébrant son pays -son art, sa culture, ses failles, ses paradoxes, sa complexité, sa beauté et sa laideur- Jan Fabre enchante le plateau de beauté et d’humour. Les tableaux successifs, relatant en forme de chapitres dans une plasticité léchée et soignée tantôt la culture belge, tantôt le folklore local, tantôt l’histoire du pays, séduisent. Certains atteignent des sommets de beauté graphique, notamment lorsque le plasticien belge fait référence à Rubens, ou Magritte, ou encore Van Eyck, faisant rayonner sur scène par l’image et la symbolique les grands artistes belges (Flamands ou Wallons) qui ont fait l’histoire et la fierté du pays… D’autres tableaux, sous forme parfois d’allégories (procédé souvent apprécié par Fabre) ou de témoignages, brisent les élans drôles et moqueurs, volontairement grotesques et ironiques, par une gravité soudaine : entre la bière et les saillies sur les défauts du peuple Belge, “fier d’être sans fierté“, entre les litanies interminables faisant la part belle à l’absurde si vivace dans l’ADN belge, les rots et les godemichets qui font des bulles, surgissent des instants sombres, qui suspendent la frénésie délirante du catalogue des mots et des images populaires, à l’instar de ce tableau sur Ypres (ville gazée lors de la première guerre mondiale) sur fond de Fernand Khnopff. C’est par instant saisissant.
L’ensemble est certes parfois un peu appuyé, toujours à la lisière de la pédagogie un peu scolaire. Jan Fabre étire également parfois un peu trop certains tableaux et s’encombre par instants d’un lyrisme verbal inutile (Johan de Boose). Mais le poids d’un désir de beauté et de culture écrase la chasse aux imperfections ; et le jeu, dans cette pièce dansée, chantée, jouée et peinte, des croisements de la scène avec les références culturelles, plastiques et historiques locales (et qui débordent des frontières), dépassent le détail pour offrir un ensemble ambitieux. Quand Merckx traverse la scène, sur son vélo, surgissant par instant, tout au long du spectacle, et dans des élans d’incohérence absurde, on y voit, se dodelinant en danseuse, un Belge brandissant avec douceur la poésie de la banalité : il faut être Fabre pour réussir à faire d’un cycliste mythique une calliope en lycra sortie de la brume…
En somme, Jan Fabre se joue du verbe et préfère, comme une Babel graphique ornée de lettres françaises, allemandes et flamandes, marquer du sceau de l’image ce parcours de la célébration de sa patrie. Ce pays de l’absurde, du surréalisme, de l’art et de la bonne chair où se mêlent la grandeur de la culture et la misère du fait divers. Tout est propice à construire et à composer l’image. En filigrane, au fur et à mesure que les chapitres se succèdent, se dessine un pays dont on peut rire, et avec lui, mais qui sublime la médiocrité par sa capacité à embrasser la multiplicité de ses génies et par sa volonté de combler les failles d’un peuple fracturé par nature : “l’union fait la force“, la devise de la Belgique, est rappelée sous toutes ses formes et au terme des 4h de spectacle (parfois longues et étirées), la Belgique de la scène et sa cousine française des gradins communient dans la beauté de l’histoire et la fange mortifère.
(Quant à la polémique du moment autour du supposé harcèlement sexuel et moral du patron du Troubleyn envers ses danseurs, et bien vous irez chercher ailleurs les articles sur ce “maître chanteur” que serait Jan Fabre… )
Rick Panegy