[alert variation=”alert-info”] EN BREF : Tiago Rodrigues offre, avec Sopro, un spectacle de mots et de cœur, qui embrasse magistralement l’équilibre de la sobriété et de l’émotion. Une réussite. [/alert]
Arrivé en 2013 à la tête du Teatro Nacional D.Maria II de Lisbonne, Tiago Rodrigues, y découvre deux souffleurs. Un métier qu’on ne soupçonne guère d’exister encore. Sopro, “souffle” en Français, raconte le témoignage romancé de Cristina, cette souffleuse qui exerce depuis des décennies dans l’institution Lisboète : à travers son récit, les anecdotes, les drames, les espoirs, les déceptions et toute l’humanité qui habitent un théâtre… Surtout, tout l’amour du théâtre.
Le théâtre serait en ruine, il ne resterait que des vestiges. C’est le point de départ de la pièce de Rodrigues. Seule survivante de ce que fut le Théâtre : la souffleuse. Et Cristina Vidal, sur une scène dépouillée, entre les touffes d’herbe d’une végétation qui reprend sa place, au milieu des rideaux flottant au vent et des colonnes de pierre du Cloîtres des Carmes, pénètre, discrète, le texte de son récit en main. Son récit, c’est celui de dizaines d’années vécues dans “son” théâtre, à Lisbonne, ses rencontres avec des comédiens, leurs drames, leurs amours, jusqu’à sa rencontre avec Tiago Rodrigues. Pour raconter son histoire, et celle du théâtre, la souffleuse ne prend pas la parole, elle convoque sur scène les corps et les voix de comédiens (formidables comédiens!), auquel elle soufflera son propre texte à réciter. Ils y incarnent, quasi immobiles, à peine dirigés, les mémoires des âmes et des événements… Il était hors de question pourtant pour Cristina de jouer sur scène, de prendre la place des comédiens.
Il y a dans le théâtre de Tiago Rodrigues une économie de moyen, une sobriété, qui ne laisse pourtant aucune place au vide ou au manque. Au contraire, à l’instar de ce qu’il fit dans Antoine et Cléopatre, présenté au Festival d’Avignon en 2015, la discrétion de son théâtre laisse la place à l’émotion, aux mots, à cette substance impalpable qu’est la sensibilité. (Ici, le travail de Thomas Walgrave, sur les lumières participe avec excellence à cette sensibilité incroyable)
Car autour de ces anecdotes que nous raconte Cristina, par la voix et le corps des comédiens sur scène, c’est bien davantage que délivre le metteur en scène portugais au public. Il y livre l’âme du théâtre, son amour de l’art, le rapport de l’art à la vérité, à son travestissement nécessaire pour mieux la supporter, il livre toute l’épaisseur invisible de notre modernité, faite de nostalgie, de souvenirs, des fantômes qui ont accompagné l’histoire du théâtre, celui de Lisbonne, comme celui du monde.
Sopro, c’est le souffle qui expire, c’est la fin. La fin du métier de souffleur, la fin d’une forme de théâtre, les fins des liens et des visages que croisent les vies. C’est aussi, à travers les mots de Rodrigues, les regards des comédiens, les témoignages de Cristina, un souffle de vie, de mémoire, un rappel de l’éternité de ce qui constitue l’art et le théâtre.
Lorsque la souffleuse prend finalement la parole, à la fin de la pièce, pour achever les mots que son ancienne directrice-comédienne n’avaient pas pu dire lors d’une représentation, qui allait s’annoncer tragique, c’est l’assurance, derrière toute la sensibilité du spectacle, d’une force indestructible : malgré les ruines, malgré les morts, malgré le temps, il restera toujours les mots, toujours les voix, toujours les textes. Il restera toujours le souffle du théâtre. Et celui de l’art.
Rick Panegy
[icons icon=”info-circled” color=”#dd3333″ size=”16″] Crédits Photos / © Christophe Raynaud de Lage